Être soi avec les autres

INDIVIDU ET SOCIETE : ETRE SOI AVEC LES AUTRES

 

Annah Arendt (1906-1975) 

1 : Etre « soi » en société

 

« Etre un homme, c’est être parmi les hommes » affirmait la philosophe Hannah ARENDT. Etre ainsi l’auteur de ses actes ne signifierait pas pour autant de maîtriser la détermination de son destin individuel, car nous n’agissons jamais seuls au monde et les tenants et aboutissants de nos actions se situent toujours dans une perspective collective : celle d’une société donnée dans laquelle nous grandissons et évoluons, à une époque déterminée de son histoire.

 

L’absolue singularité qui tendrait à nous démarquer des autres est un mythe et l’individualité pure une vue de l’esprit.

En effet, si l’on en croit les travaux les plus récents de la psychologie, l’enfant prend conscience de son « individualité » à un âge assez tardif, aux alentours de l’âge de cinq ans. Au lieu « d’individualité », les psychologues parlent du « Self », c'est-à-dire d’une capacité nouvelle chez l’enfant à dissocier ses pensées de celles des autres (de ses parents notamment) et son psychisme de son corps. Ainsi réalise-t-il que ses pensées lui appartiennent en propre et que ses parents ne lisent pas en elles. Cette autonomisation lui permet de se construire un imaginaire personnel et bien à lui et de se projeter dans l’avenir pour en anticiper les actions.

Mais jusque là, il n’avait conscience de son identité qu’à travers l’image que l’extérieur lui renvoyait de lui-même. On le voit bien : dans la construction identitaire de chaque individu, on existe d’abord à travers le regard des autres avant de s’ériger soi-même. Notre existence individuelle se voit assujettie à notre existence sociale.

Et ce qui est valable pour l’enfant l’est tout autant pour l’homme en société.

 

2 : Agir en société

 

Toute société est régie par des normes, système de sanctions à la fois positives (récompenses) et négatives (punitions) qui appliquent des façons de penser et d’agir considérées comme idéales par l’ensemble d’une collectivité : les valeurs. La loi représente le système de codification normatif des valeurs sociales le plus élaboré.

L’éducation de l’enfant dans le cadre de la cellule familiale constitue la première forme d’apprentissage des normes sociales, appelée « socialisation primaire ». L’entrée de l’enfant à l’école inaugure ensuite la phase de « socialisation secondaire » qui prolonge son intégration sociale hors de la sphère privée de la famille.

L’objectif affiché de ce long processus, qui se poursuivra par l’entrée dans l’univers économique du travail, est de faire de tout individu « socialisé » un acteur social responsable. Comme l’indique l’expression consacrée, l’acteur social est d’abord celui qui « agit » en société mais aussi celui qui accepte d’endosser un rôle « d’acteur » sur la « scène sociale » ou plus précisément sur toutes les scènes sociales sur lesquelles les circonstances de la vie se chargent de le transporter : famille, école, université, travail, culture, loisirs, associations, etc.

Nous nous sentons intégrés à une société donnée parce que nous acceptons de nous soumettre aux règles qui régissent la cohabitation des individus et les relations qu’ils sont censés entretenir entre eux. Il en est ainsi des règles de civilité, propres à la vie en collectivité. Le cadre urbain impose une forme de civilité rendue nécessaire par la forte densité démographique : l’urbanité qui, par exemple, nous oblige à tenir la porte à la personne qui nous suit ou à céder notre place à une dame âgée dans les transports urbains. La paix civile est à ce prix.

 

3 : Société et contrainte

 

Une société ne se réduit pas à l’entassement d’individus dans un espace commun et ne se résume donc pas à la seule notion de collectivité.

Pour qu’il y ait société il faut du « social ». Ce qui signifie qu’il doit exister, de la part de ces mêmes individus, une volonté commune de nouer des relations, quelle qu’en soit l’essence : économique, sacrée, hiérarchique, solidaire, etc. Une société se construit et se pérennise à partir d’un réseau souvent complexe d’interactions entre les individus qui la composent et entre ces individus et les entités collectives auxquelles ils peuvent se rattacher selon les fonctions qu’ils occupent en leur sein. Ces interactions font émerger des phénomènes sans lesquels il ne saurait y avoir de société : les faits sociaux.

Cependant, les faits sociaux qui manifestent pourtant l’attitude des individus en société, demeurent extérieurs à ces derniers dont ils sont paradoxalement indépendants. Comme l’affirmait Emile DURKHEIM, le fondateur de la sociologie, les faits sociaux représentent « un certain état de l’âme collective ».

De plus, le fait social est par nature contraignant. Il s’impose à l’individu en dépit de sa volonté car il se réfère à un système de normes établies au-dessus de lui et, le plus souvent, antérieurement à son existence, par la collectivité et imposé par elle aux nouveaux venus (enfants, immigrés).

 

Émile Durkheim

Emile Durkeim (1858-1917)

La socialisation peut se définir comme le processus d’intégration d’un individu à une société. Elle tend à permettre à ce dernier d’intérioriser les contraintes imposées par les normes en vigueur. Imposées dès l’enfance par l’éducation et l’instruction, les normes sociales deviennent de moins en moins contraignantes, non pas par elles-mêmes, mais, parce que devenues un habitude, elles tendent à devenir « normales » et sont ainsi intériorisées par chacun d’entres nous. C’est ce que le sociologue français Pierre BOURDIEU nommait « Habitus ». Lorsque nous voulons réussir dans un milieu donné, nous devons préalablement en accepter les règles et les mentalités pour y être intégré et ensuite pouvoir y faire carrière, voire en prendre le contrôle et, éventuellement, en édicter de nouvelles règles.

Les normes sociales nous forgent en tant que futurs acteurs sociaux responsables de nos actes. Mais cette responsabilisation va de pair avec la coercition que toute société se doit d’exercer sur ses membres pour garantir sa propre cohésion.

Les institutions se chargent, tout au long de notre existence de citoyens, de nous rappeler à l’ordre en débusquant et, éventuellement, en punissant toute attitude jugée « anormale » donc déviante. Si être nu chez soi est licite, il est toutefois moins évident de se promener tout nu place dela Concordecar les deux scènes sont éminemment différentes : l’une est cantonnée à la sphère privée et, a priori, soustraite au regard d’autrui, l’autre est publique et nous expose non seulement au regard des autres mais également à leur jugement. Il s’agit là de la scène sociale.

 

Pierre Bourdieu (1930-2002)

 

4 : Etre un acteur social responsable

 

Nous ne cessons donc jamais de jouer une multitude de rôles en tant qu’acteurs sociaux. Mais ces différents costumes que nous revêtons en diverses occasions ne nous sont pas toujours imposés par la société. Notre liberté d’individus responsables nous permet aussi d’en choisir à notre convenance. Ainsi rien n’oblige un individu à parler ostensiblement plus fort au téléphone en public, coincés dans un bus ou une rame de métro, que seul, chez lui, en privé. Si certains d’entre nous se permettent d’importuner leurs voisins obligés en étalant volontiers leurs états d’âme ou leurs mésaventures ménagères en public, c’est qu’ils sont tout à fait conscients d’agir sur une scène publique ; il revêtent le costume de l’impolitesse de leur plein gré. Il en est de même des choix vestimentaires en décalage avec les modes. Ils manifestent la volonté explicite de se démarquer des codes d’apparence du moment et d’attirer le regard des autres sur la scène du théâtre social. Le snobisme n’est qu’un avatar ultime de cette propension de certains à vouloir se singulariser du commun des mortels à tout prix…

Cette forme d’autonomie qui constitue notre espace de liberté à l’intérieur d’un système normatif de contraintes sociales, détermine la part de notre responsabilité sociale.

Celle-ci se mesure aussi, et surtout, à l’aune du regard que les autres ont de nous et qu’ils nous renvoient tout au long de notre existence d’individus sociaux.

Le crime, forme extrême de la déviance au regard des normes, possède au moins une fonction sociale exemplaire : il détermine les limites de la normalité en en franchissant les limites admises. Ce qui a fait dire à Emile DURKHEIM qu’il était « normal » bien que non conforme aux valeurs et normes en vigueur. Mais, présent dans toutes les sociétés, il doit être considéré comme un fait social. Il adopte de ce fait une valeur normative par la négative (ce qu’il ne faut pas faire) et également de manière positive, par la capacité des sociétés à le punir et à le contenir. Sa prolifération est un indice de pathologie sociale et signale une société à la dérive, menacée d’anomie.

Ainsi la normalité se définit-elle autant en fonction de ce qu’elle doit être (une norme) qu’en fonction de ce qu’elle ne doit pas être (une déviance). De cette dualité empreinte d’ambivalence et d’incertitude, découle la responsabilité de tout un chacun et détermine l’espace de notre libre arbitre.

La véritable liberté se signe donc dans les actes qui engagent la responsabilité de l’individu vis-à-vis du groupe.

 

Coercition : se rapporte à l’exercice d’une contrainte.

Anomie : absence de valeurs, de normes et de lois.

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Commentaires (1)
1samedi 25 août 2012 20:56
Article intéressant.

J'aurais juste un désaccord quant à une chose : "Il en est de même des choix vestimentaires en décalage avec les modes. Ils manifestent la volonté explicite de se démarquer des codes d’apparence du moment et d’attirer le regard des autres sur la scène du théâtre social."

Il ne faut pas oublier la possibilité que les codes d'apparence du moment ne soient pas intégrés par certaines personnes (après tout, ça change très vite... c'est difficile à suivre), ou qu'ils n'aient aucune valeur à ses yeux (il m'arrive parfois de sortir en caleçon sur mon balcon : ce n'est pas pour attirer le regard, mais parce que le tout dans le tout, je préfère m'épargner d'aller chercher un pantalon pour le retirer ensuite en rentrant).

Quant à la question de parler fort au téléphone, ça relève aussi d'autres facteurs que le simple fait de "revêtir le costume de l'impolitesse de son plein gré". D'abord parce que les facteurs psychologiques font que beaucoup de gens qui ne sont pas nés avec cette technologie parlent automatiquement plus fort à quelqu'un qui est plus loin, même si le téléphone est juste à côté de leur bouche ; mais aussi parce que certains gens ne se rendent pas compte du volume de leur voix en ayant une oreille bouchée par le téléphone.