Alain Volny-Anne : "Une touche finale"

Notre ami novelliste Alain Volny-Anne, qui avait participé au concert MusiComposer "Poètes et Musiciens" du 28 mai 2011 à la Cité Internationale des Arts de Paris, nous livre ici une courte nouvelle où l'amour, le mystère et le mensonge se donnent rendez-vous, comme souvent dans les récits de l'auteur.

 

 

UNE TOUCHE FINALE

 

Charlotte est réveillée depuis longtemps déjà. À travers les interstices des volets elle a vu s’allumer les premières lueurs du jour hivernal. De bien faibles lueurs.

Le temps passe. Il serait silencieux s’il n’y avait le tic-tac du réveille-matin. Charlotte ne bouge pas.  Elle veille même à respirer tout bas pour ne pas perturber le sommeil de l’homme qui dort près d’elle. Un homme qu’elle connaît bien. Plus de vingt ans déjà…

Lorsque c’est ainsi, lorsqu’il est là contre elle, elle se remémore la première fois. C’était dans ce même appartement. Ses parents étaient partis. La voie était libre. Mais Adrien avait trop bu et elle a du se contenter de vagues caresses et de la chaleur de son corps. Elle n’a aucun regret, mais franchement, quels débuts !

Charlotte en sourit encore.

 

À travers les interstices le ciel paraît de plus en plus sombre. Il doit faire froid dehors. Qu’il est bon d’avoir son homme près d’elle, l’homme qu’elle aime, comme autrefois, quand il restait longtemps à Paris. Quand il ne disparaissait pas pendant de longs mois.

 

Adrien est arrivé hier soir. Il a posé sa valise au beau milieu de la chambre sans même se demander si elle gênerait ou non. Le maître des lieux, reconquérant son territoire. Il a ouvert la valise pour en sortir une trousse de toilette et un paquet en couleurs de fête.

Pour toi.

 

Pour elle.

Pendant qu’il prenait son bain elle a défait l’emballage. Un masque en céramique, aux grimaces effrayantes. Elle l’a tout de suite détesté mais simulé un certain bonheur à l’accueillir, prétendu l’aimer alors qu’il étincelait vulgairement dans la lumière (grâce à ses réserves d’amour). Évidemment après le départ d’Adrien - l’inévitable départ – le masque glissera d’une étagère et se brisera par terre en morceaux si minuscules qu’il lui sera impossible de les recoller.

 

Adrien apprendra la mauvaise nouvelle à l’autre bout du monde.

 

Du regard, Charlotte s’amuse à recoller les morceaux de la chambre. Que faire d’autre ? Même les pages d’un journal sont trop bruyantes.

 

Il y a le fauteuil en très mauvais état de sa grand-mère. Combien de fois a-t-il servi à la lecture, à la broderie et à la couture, aux courtes siestes des après-midis ? Et les larmes ? Sur la table de nuit, deux livres se laissent caresser par la poussière. Des livres que Charlotte ne reconnaît pas, près d’une lampe à l’allure fade. En face du lit trône l’armoire hongroise dans laquelle sont rangées ses robes chic, celles qu’elle ne porte pour ainsi dire jamais. Et puis la valise d’Adrien.

Parcours vite épuisé. Charlotte veut se rendormir. Mais Adrien ouvre un œil, le referme en souriant. Elle glousse, lui passe la main dans ses cheveux longs et bouclés qui mériteraient d’être débroussaillés. Et enfin, elle saute hors du lit.

-         Je descends chercher des croissants.

 

Charlotte est dans la rue. Elle marche lentement sous la neige. Pas seulement par prudence, pour éviter de tomber. Par impatience aussi. Parce qu’elle a besoin de temps pour penser. Elle décide de dépasser la boulangerie la plus proche. Elle va plus loin, parce que plus loin laisse plus de temps pour penser. À un autre homme : Guillaume.

Guillaume est un menteur. Mentir, c’est presqu’un métier pour lui. D’ailleurs il vit des entourloupes dont il enrubanne celles et ceux qu’il séduit. Il ne saurait pas faire autrement. Avec un aplomb fascinant il leur raconte des histoires à dormir debout que son seul talent rend crédibles et il revient riche des champs d’investissements sur lesquels il les a fait marcher. Lorsque ceux qui savent lui tendent des pièges, essayent de le coincer, il s’en sort toujours avec de belles pirouettes. Charlotte trouve ces gens-là idiots. Ils n’ont rien compris avec leur milice de la vérité. Ils n’ont pas compris que plus importants que les mensonges de Guillaume, sont ses grands yeux verts et son extrême sensualité. Ils n’ont pas su comme elle toper ce deal avec lui.

Le deal avec Guillaume, c’est tellement bien qu’il lui arrive souvent de le protéger des soupçons et des moqueries des uns et des autres. De le sortir de justesse de situations difficiles.

-         Charlotte !

 

Charlotte ignore l’appel de sa voisine. Il lui reste trop peu de temps avant la prochaine boulangerie, trop peu de temps pour Guillaume. Sur le chemin du retour, elle devra se consacrer à Adrien, le rare Adrien. Une année elle a compté les jours passés avec lui : trente-cinq ! Trente-cinq jours, comme les congés payés.

 

C’est vrai, c’était une année particulière. El Niño faisait des ravages. Il hantait les esprits, et les chercheurs des milieux maritimes, les géomètres des océans, les préleveurs de moisissures flottantes et de restes de tsunamis étaient tous réquisitionnés.

Le cœur de Charlotte se serre. Cette fameuse année del Niño elle ne connaissait pas Guillaume. Elle ne l’avait pas encore rencontré. Sinon que de longues soirées et weekends avec lui ! Avec lui, pour lui, par lui ! « Pendant qu’El Niño fait des ravages du Pérou à la Californie, Charlotte rentre du travail, s’affale sur son divan en lançant ses chaussures bien loin d’elle, attend Guillaume qui ne tarde pas à arriver, en la suppliant de prendre soin de lui ».

Et caetera

 

-         Six croissants s’il vous plaît.

 

Adrien a un solide appétit. C’est l’air de la mer, dit-il. Je le transporte en moi.

 

Le chemin du retour est parsemé de rires et de cris joyeux. Charlotte s’arrête pour regarder les enfants qui se lancent des boules de neige. Ils ont de la chance. On ne s’attendait pas à un tel blizzard. El Niño ? Elle demandera à Adrien. Pendant le petit-déjeuner, devenu brunch depuis quelques minutes. Après, ils feront l’amour. Après, ils somnoleront ensemble, mais elle sera la seule à écouter le tic-tac du réveil en pensant à un autre homme. Et plus le tic-tac mesurera le temps, plus son envie de Guillaume s’amplifiera, jusqu’à ce qu’elle perde le contrôle, jusqu’à ce qu’elle saute hors du lit pour s’obliger à s’occuper en attendant de le retrouver. 

Deux hommes croisent Charlotte, se retournent pour lui faire des compliments. L’un d’eux propose même de l’épouser quand elle voudra. Elle aime ça, les compliments, se faire draguer. On lui dit souvent qu’elle est belle. Qu’elle est une belle brune bien roulée. Pour mon âge ? demande-t-elle parfois, après avoir vérifié dans sa mémoire qu’elle a quarante-six ans. Mais là, non, elle doit s’éloigner des galanteries des deux passants.

Adrien l’attend. Il doit avoir faim.

 

Qu’il soit près d’elle ou sur les océans, Adrien parle toujours de ses seins. Une obsession. Le réceptacle de tous mes péchés ! Et Guillaume ? Pourrait-il, devrait-il lui aussi être obsédé par ses seins ? Adrien, Guillaume, deux personnages felliniens ? Qui ensemble, évoqueraient ses seins en rêvant ?

Une boule de neige explose aux pieds de Charlotte. En face d’elle, une autre bande joyeuse, immobile, dans l’attente d’une réprimande. Rassurés par son grand rire, les gamins se remettent à courir à cache-cache entre les voitures mal garées. Charlotte va chasser la mince couche blanche d’un banc tout proche pour s’y asseoir. De ses poches elle sort un carnet dans lequel elle écrit : des enfants jouent sous la neige en criant de bonheur. Guillaume n’a pas pu ne pas connaître ce bonheur-là !

Est-ce à cause du mot bonheur ? Le stylo est léger. Il effleure, caresse la page. Il se prend pour un pinceau.

 

-         Tu en as mis du temps ! Je meurs de faim.

 

-         Pardon. La boulangerie d’en face n’est pas la meilleure du quartier. Je suis allée plus loin et la tempête m’a ralentie.

 

-         Pas grave. J’en ai profité pour passer sous la douche. Tu pourras me laver quelques pulls ?

 

-         Tu…?

Mais Charlotte se tait. Elle ne veut pas croire qu’Adrien s’en va déjà. Lui qui la rassure tant en la serrant contre lui. Qui lui donne tant de plaisir.  Qui lui dit de belles histoires océaniques. Déjà ? Où se rend-il cette fois ? De quel port sa mission doit-elle glisser vers le large ? Elle ne demande rien. Entre eux cela ne se fait pas. Ce serait anti-protocolaire. Mais la perspective de nouvelles journées sans Adrien pèse lourd sur ses épaules et dans son cœur.

Plus de place pour l’amour après le repas. Adrien est allé boucler sa valise qui bientôt ne sera plus au beau milieu de la chambre. Il lui a dit qu’il ne repartait pas encore en mer. Il va juste voir ses enfants. À l’autre bout de la France.

-         Tu viendras un jour ?

 

-         Oui.

 

Mais Charlotte n’ira pas. Elle oubliera cette proposition lancée à la légère. Elle cache son chagrin en faisant la vaisselle. Nous ne nous appartenons pas l’un à l’autre, se rappelle-t-elle en essuyant une larme. Ses propres mots, d’il y a plus de vingt ans.

 

-         Je te fais signe dans quelques jours.

 

-         Oui mon cœur. Fais bon voyage. Couvre-toi.

 

Adrien est parti. La tempête qui sévit dehors ne lui fait pas peur. La tempête de neige qui n’a rien à voir avec El Niño, Chérie, je t’assure.

 

Charlotte écoute les grincements de l’ascenseur, referme la porte derrière elle. La tristesse lui tombe dessus telle un sort jeté par une déesse aussi grimaçante que le masque en céramique dont les jours sont désormais comptés. Soudain, elle reprend des forces. Soudain, du fond de son âme émerge un nom, effacé d’elle un court instant : Guillaume. Avec la fougue d’un jeune chien tenu en laisse trop longtemps elle se précipite vers son ordinateur, l’allume, ouvre un fichier WORD, fait défiler le texte jusqu’à quelques majuscules grasses et rouges :

 

MANQUE UNE TRANSITION ENTRE CES DEUX PARAGRAPHES

 

Sans tarder elle supprime ces lettres pédantes et les remplace par :

 

Entre les voitures mal garées, des enfants par flopées se lançaient des boules de neige. C’est incroyable, pensa Guillaume en arrivant chez lui. Pendant que ce mauvais temps paralyse tout un pays, les enfants y trouvent du plaisir.

Depuis son balcon, Charlotte se tordait le cou pour l’apercevoir. En vain. Elle fut très triste de ne pouvoir encore lui suggérer, en bonne voisine au courant de toutes ses entourloupes, le dernier mensonge qu’elle lui avait concocté. De ne pouvoir le lui lancer comme une amoureuse de jadis lui eût lancé un billet doux. Cela attendrait. Elle se fit une raison et pour ne pas oublier ce qu’elle voulait, devait dire à Guillaume, elle le répéta trente-cinq fois, avec l’espièglerie nécessaire : Dis-leur qu’un jour tu as déjeuné dans un bistrot crasseux à côté de Greta Garbo et qu’elle t’a demandé de lui passer le sel. Tu verras, tu verras comme ils t’envieront.

 

Satisfaite de la touche finale à son premier roman, Charlotte se rend sur son balcon. Le spectacle est magique. Sur les arbres, les bancs, les voitures et les stores des bistrots, la couche de neige s’est encore épaissie. Des années que l’on n’a pas vu ça à Paris !

 

 El Niño est passé par là. Charlotte le sait. Comme elle sait qu’Adrien ment lui aussi.

 

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