Deux ans avant le retentissant essai La société de consommation (1970), le sociologue Jean Baudrillard posait les premiers jalons d’une analyse inédite sur la place nouvelle que les objets occupent dans l’univers domestique des consommateurs, dans un ouvrage intitulé Le système des objets (1968), dont l’analyse s’avère être toujours d’actualité, dans un monde de plus en plus envahi par des biens matériels et des considérations matérialistes.
1 : l’objet, signe de distinction sociale d’un rapport bourgeois à l’environnement matériel
Le titre de l’ouvrage oriente l’analyse de l’objet vers une sémantique du langage matériel ; l’objet serait devenu, selon Baudrillard, un signe appartenant à un langage (= système) relevant d’une approche nouvelle inaugurée par la société de consommation. Partie des USA, dès les années 1950, celle-ci triomphe dans les années 1960-1970, profitant des « Tente Glorieuses » et s’affirme dans une production et une consommation de masse de biens matériels que l’humanité n’avait jusque là jamais connues.
On estime en effet que l’intérieur traditionnel d’une famille française modeste comprenait environ 300 objets. Aujourd’hui, il s’agit de presque 10 000 objets qui nous environnent, voire nous envahissent.
Tout a commencé avec l’émergence, au milieu du XVIIème siècle d’une classe qui ne va cesser de s’affirmer comme le moteur économique et intellectuel de la société : la bourgeoisie. Le Bourgeois Gentilhomme (1670) de Molière exprime déjà le malaise d’une classe avide de pouvoir et qui cherche à imiter les mœurs aristocratiques. Elle le fait notamment à travers les objets somptuaires qui s’accumulent dans les nouveaux intérieurs bourgeois de cette époque et qui sont considérés comme autant de « signes » exprimant la réussite sociale de leurs propriétaires.
Mais le rapport bourgeois aux objets est différent du dédain que l’aristocratie affiche envers l’univers matériel domestique, détruisant, jetant et remeublant à loisir, sans se soucier de pérennité ; les incessants travaux de refonte appartements royaux et princiers du Château de Versailles illustrent bien ce goût pour le changement. Le bourgeois, lui, inaugure un rapport patrimonial et conservateur aux objets qu’il veut transmettre aux générations futures, comme témoignage de la gloire du fondateur de la fortune familiale. On assiste alors à une véritable thésaurisation des objets et à une muséification des intérieurs bourgeois. Là où l’aristocrate renouvelle, le bourgeois conserve précieusement les biens qu’il accumule de père en fils.
Frustré de n’avoir aucun monument susceptible de consacrer, dans l’espace public de la cité, sa gloire nouvellement acquise, le bourgeois trouve dans son intérieur, l’espace adéquat pour exprimer sa réussite sociale.
Non-seulement il accumule et préserve, mais encore il invente des catégories nouvelles d’objets destinés à protéger ceux qui sont les signes de sa richesse : globes de verre, meubles vitrines, étuis et boites en tout genre se mettent à proliférer, transformant l’intérieur bourgeois en musée destiné à éblouir le visiteur. Le règne de l’emballage, selon Baudrillard commence alors à voir le jour. Amorcé dans la première moitié du XIXème siècle, sous le « roi-bourgeois » Louis-Philippe, en même temps que la Révolution Industrielle en France, cette tendance ne cesse de se développer, au point de trouver, dans le Second Empire de Napoléon III son expression la plus opulente et la plus ostentatoire, au risque d’altérer le « bon goût » à la française, comme en témoignent les nombreux intérieurs de cette époque. Le style « 1900 » ne fera qu’aggraver cette propension à l’entassement d’objets et à l’étouffement décoratif.
cave à liqueur, époque Napoléon III
Il faut cependant distinguer les objets destinés à être vus à l’extérieur et qui se doivent d’exprimer la réussite sociale de leurs propriétaires, des objets plus intimes, voire secrets, et dont le choix relève davantage de l’expression de la personnalité, d’un rapport plus authentique à l’identité singulière de tout un chacun.
Malle de voyage Vuitton du couturier Paul Poiret, 1910
2 : La réaction fonctionnaliste : le Design comme nouvelle « fonctionnalité systémique »
Alors qu’en 1900 l’Art Nouveau triomphe en Europe, puisant son inspiration dans les formes de la nature et appréciant la surcharge décorative, une réaction s’amorce, sous l’impulsion de l’architecte décorateur autrichien Adolf LOOS (1870-1933).
Emile Gallé, lit "Aube et Crépuscule", 1904, Nancy Musée
Prônant le retour à une approche fonctionnelle dans la conception des immeubles, meubles et objets, le Fonctionnalisme de Loos s’attache à réduire les formes à l’essentiel de ce qui est nécessaire à l’usage des objets. Un objet réussi est celui dont les formes répondent justement à la fonction d’usage. De cette réussite « fonctionnelle » émane une beauté intrinsèque jugée authentique car pouvant se passer de placages décoratifs autant inutiles qu’artificiels. Cette nouvelle esthétique porte en germe le concept de Design que le Bauhaus va se charger de codifier, durant sa courte mais dense existence (1919-1933).
Oskar Schlemmer, logo du Bauhaus créé en 1923 pour commémorer la naissance de l'institut en 1919
Avec le BAUHAUS, l’on revient à une conception globalisante de l’environnement matériel. En effet, l’école fondée à Weimar par l’architecte allemand Walter GROPIUS (1883-1969), profitant de l’effervescence succédant à l’effondrement du régime du Kaiser Guillaume II, cherche à renouer avec un enseignement polyvalent, réconciliant art et artisanat, création et industrie, afin que le plus grand nombre puisse profiter d’un nouveau cadre de vie, moderne, technologique et hygiénique. C’est ainsi que le Bauhaus fut à la fois une école des arts décoratifs, d’architecture, de graphisme publicitaire, de théâtre et de danse, faisant feu de tout bois, au seul profit de la modernité et de la créativité de ses « maîtres », tels que Kandinsky, Klee, Breuer, Mies van de Rohe, Schlemmer, Moholy-Nagy, pour ne citer que les plus fameux, mais aussi des 1250 élèves qu’elle put former en 14 ans d’existence et dont certains devinrent rapidement « maîtres », tels que Marcel Breuer (atelier de mobilier métallique) ou Gunta Stölzl (création textile).
Gunta Stölzl assise sur le modèle de fauteuil "Wassily" créé par Marcel Breuer, 1927
C’est au Bauhaus qu’on inventa notamment les meubles en tubes d’acier et certains modèles de lampes de services à café ou de modèles de papiers peints toujours édités, devenus des objets-cultes du XXème siècle.
Baudrillard souligne la place prépondérante du Bauhaus dans une conception globalisante de l’objet devenu désormais un « objet total », porteur d’une idéologie politique, d’un projet de société nouveau et dont la publicité doit se charger de propager le plus efficacement la polysémie au plus grand nombre. Les matériaux industriels et les procédés de fabrication à la chaine faisant baisser les coûts, le design qui ne porte pas encore ce nom, démocratise la création la plus avant-gardiste, le Bauhaus ayant été fortement marqué par l’idéologie communiste alors en pleine expansion et signe d’un espoir d’une alternative sociale au vieux modèle capitaliste. Cette orientation politique ne fit qu’attiser la haine des partis conservateurs allemands envers le Bauhaus qui fut fermé par les nazis, dès leur accession au pouvoir en 1933. Mais la dispersion des maîtres et des élèves dans le monde entier permit de diffuser les idées neuves de ce qui allait devenir le DESIGN de la société de consommation de l’après-guerre.
Herbert Bayer, affiche pour une exposition du Bauhaus, 1923
Notons toutefois que cette place prépondérante du Bauhaus ne fut pas exclusive. À côté de lui, en synergie avec lui, bien d’autres architectes et créateurs, tels que Le Corbusier par exemple, contribuèrent à forger le cadre de l’habitat nouveau des années de la reconstruction et du baby boom.
3 : la publicité : « emballage de tous les emballages »
Pour Baudrillard, la diffusion de la société de consommation ne put s’effectuer que par le relais efficace de la publicité qu’il qualifie « d’emballage de tous les emballages », tant elle semble envelopper l’incursion de l’objet dans l’univers du quotidien des consommateurs de l’après-guerre d’une puissance quasi-magique.
Le sociologue se livre alors à une analyse d’obédience marxiste du rôle idéologique de la publicité.
Le premier constat effectué prend acte que la société de consommation a répondu à la satisfaction de quasiment tous les besoins matériels. Le rapport que le consommateur entretient désormais avec l’objet n’est plus seulement pragmatique ou découlant du simple usage de celui-ci, mais se voit investi d’une fonction symbolique liée au désir. Car la publicité imprime ses visées consuméristes sur nos esprits en flattant notre propension au plaisir, à l’hédonisme et à la liberté. Elle ne nous vend plus les performances technologiques de l’objet, elle nous vend de la liberté, de la jeunesse, de l’amour, du plaisir, sous forme de voitures, de café (« nommé désir »…), de produits de beauté garantissant l’éternelle jouvence, d’eaux minérales miraculeuses et autres biens de consommation voués à ce que Baudrillard qualifie de « fétichisation ».
Publicité Moulinex du début des années 1960
Revenant ainsi à une conception primitive de l’objet-fétiche, porteur de vertus autant extraordinaires qu’imaginaires, la publicité nous vend plus que des objets, elle nous vend nos propres désirs tout en maintenant notre insatisfaction permanente, de façon à nous obliger à renouveler sans cesse nos achats, au gré des modes, nous faisant croire que ce qu’elle nous propose métamorphosera notre existence en rêves, en éternelles vacances, en plaisirs et sensations toujours plus forts.
Mais comment sommes-nous si dupes ? En réalité nous jouons un jeu de dupes car nous recherchons toujours le conformisme, de peur de nous sentir ringardisés par le regard réprobateur des autres, donc susceptibles d’être marginalisés, d’où notre soumission aux diktats de la mode.
Mais aussi, la publicité use et abuse de ce que les socio-psychologues nomment « la prophétie ou parole auto-réalisatrice » (selffulfilling prophecy). Nous croyons au pouvoir miraculeux des objets parce-que nous faisons en sorte de modifier inconsciemment nos comportements pour que, ce que le slogan affirme, se réalise ou, du moins, pour que nous ayons l’impression qu’il se réalise véritablement. Ce subterfuge initié par la publicité, n’est efficace qu’à la condition que nous en soyons les complices.
C’est parce-que nous voulons trouver une assise rationnelle à un comportement d’achat souvent compulsif, donc irrationnel, que nous accordons du crédit aux bobards de la publicité. Celle-ci nous conforte dans notre soif de bonheur, d’éternelle jeunesse et d’immortalité en nous vendant nos propres fantasmes sous forme de biens de consommation de plus en plus sophistiqués.
4 : Gadget et corps-objet
L’essai de Baudrillard met notamment en lumière deux phénomènes remarquables.
Le premier concerne l’invention d’une nouvelle catégorie d’objets : les gadgets. Ayant répondu à la satisfaction de quasiment tous les besoins, le consumérisme se devait d’inventer un nouvel objet, totalement dépourvu d’utilité mais susceptible de plaire donc d’être commercialement porteur de sens. Le gadget constitue ainsi pour l’auteur le « paradigme de l’objet », affranchi de toute soumission fonctionnelle, uniquement destiné à exister pour et par lui-même : un objet indépendant de l’homme en quelque sorte, inversant la logique de soumission jusque là instauré par l’humanité fabricante d’objets « à son service ».
Le second phénomène concerne l’expropriation du corps au profit d’un « corps-objet », objet de consommation, lui aussi. Cette dépossession de notre propre corps s’est effectuée d’une part par la réification du corps, désormais réduit à sa simple existence matérielle – un tas de chair en quelque sorte- et, d’autre part, par le découpage de ce corps en autant de parties indépendantes auxquelles l’on assigne des biens, produits et services capables d’en assurer l’entretien, l’esthétique voire la survie ! C’est ainsi que l’industrie du cosmétique a mis sur le marché toute une ribambelle de produits destinés à préserver différentes surfaces de la peau du visage, des cuisses, des seins, des fesses et autres pieds, comme s’il s’agissait à chaque fois d’une peau et d’un corps différents, tournant le dos à une conception de plus en plus globalisante du métabolisme réintroduite dans la médecine depuis quelques temps déjà…
Mais l’important et de satisfaire l’insatiable appétit de profits d’une économie de marché qui nous fait crouler sous nos propres déchets, tout en épuisant les ressources naturelles et en polluant toujours plus. Mais cela n’était pas encore d’actualité à l’époque de l’essai de Baudrillard...