LA PERSONNALITE URBAINE
Voici un texte important analysant les spécificités du citadin et de la mentalité urbaine. Il date de 1938 et émane de Louis WIRTH, l'un des sociologues les plus éminents de l'Ecole de Chicago.
Chicago
Signe type : les citadins se rencontrent dans des rôles fortement segmentaires. Ils dépendent assurément de plus de monde que les ruraux pour satisfaire leurs besoins vitaux et sont ainsi associés à plus de groupes organisés, mais ils sont moins dépendants de personnalités particulières, et leur dépendance vis-à-vis des autres limitée à un aspect très parcellisé du système d’activités d’autrui.
Voilà essentiellement ce que l’on entend quand on dit que la ville est caractérisée par des contacts secondaires plutôt que primaires. Les contacts en ville peuvent effectivement être de face à face, mais ils n’en sont pas moins superficiels, éphémères et segmentaires. La réserve, l’indifférence et l’attitude blasée que les citadins manifestent dans leurs relations peuvent ainsi être considérées comme des dispositifs d’immunisation contre les revendications personnelles et les attentes de la part des autres.
Le caractère superficiel, anonyme et éphémère des relations sociales en milieu urbain explique généralement la sophistication et la rationalité que l’on attribue généralement aux citadins. Les personnes que l’on connaît tendent à se situer dans une relation d’utilité vis-à-vis de nous en ce sens que le rôle que chacune joue dans notre vie est massivement considéré comme un moyen d’atteindre nos propres fins.
Par conséquent, tandis que l’individu gagne, d’un côté, un certain degré d’émancipation ou de liberté par rapport aux contrôles personnels et affectifs exercés par les petits groupes d’intimes, il perd, d’un autre côté, l’expression de soi spontanée, le moral et le sens de la participation qui accompagne la vie dans une société intégrée. C’est cela qui constitue essentiellement l’état d’anomie* ou de vide social auquel Durkheim** fait allusion dans sa tentative pour rendre compte des diverses formes de désorganisation sociale dans la société technologique.
Le caractère segmentaire et l’accent utilitaire des relations interpersonnelles en ville trouvent leur expression dans la prolifération des tâches spécialisées que nous voyons sous leur forme la plus développée dans les professions libérales. Les activités qui touchent au domaine de l’argent conduisent à des relations prédatrices qui tendent à entraver le fonctionnement efficace de l’ordre social, à moins d’être freinées par des codes professionnels et des règles de métier. (…)
Louis Wirth (1897-1952)
La densité, les valeurs foncières, les loyers, l’accessibilité, la salubrité, le prestige, les considérations esthétiques, l’absence de nuisance telles que le bruit, la fumée et la saleté déterminent l’attrait de diverses zones de la ville comme lieux d’implantation pour diverses tranches de la population. Le lieu et la nature du travail, le revenu, les caractéristiques raciales et ethniques, le statut social, les coutumes, les habitudes, les goûts, les préférences, les préjugés font partie des facteurs significatifs en vertu desquels la population urbaine est triée et distribuée en des localisations plus ou moins distinctes.
Divers éléments de population concentrés dans une aire d’habitat dense tendent ainsi à connaître une ségrégation d’autant plus forte que leurs exigences et leurs modes de vie sont incompatibles et qu’ils s’opposent les uns aux autres.
D’une manière similaire, les personnes de statuts et de besoins homogènes se retrouvent dans la même zone par l’effet d’un mouvement non voulu, d’un choix conscient ou encore de la pression des circonstances.
Les différentes parties de la ville acquièrent ainsi des fonctions spécialisées. Du coup, la ville tend à ressembler à une mosaïque de mondes sociaux entre lesquels le passage se fait brutalement. La juxtaposition de personnalités et de modes de vies divergents tend à produire une vision relativiste et un sens de la tolérance des différences qui peuvent être considérés comme des condition de la rationalité et qui conduisent à la sécularisation*** de la vie.
Le fait de vivre et de travailler étroitement ensemble nourrit, chez des individus qui n’ont pas entre eux de liens sentimentaux ni affectifs, un esprit de compétition, d’expansion et d’exploitation mutuelle. Pour faire pièce à l’irresponsabilité et aux désordres potentiels, on a tendance à avoir recours à des contrôles formels. Sans adhésion stricte à des comportements de routine prévisibles, une grande société concentrée ne pourrait guère se maintenir. L’horloge et le feu de circulation symbolisent la base de notre ordre social dans le monde urbain.
Une fréquente proximité physique, associée à une grande distance sociale, accentue la réserve mutuelle d’individus dépourvus de liens et, si elle n’est pas compensée par la possibilité d’autres réactions, engendre la solitude.
Les déplacements nécessairement fréquents de nombreux individus dans un milieu surpeuplé occasionnent des frictions et de l’agacement. Les tensions nerveuses qui découlent de telles frustrations personnelles sont renforcées par le rythme rapide et les conditions techniques complexes dans lesquelles il faut vivre au sein des aires de peuplement dense.
* anomie : absence de valeurs morales.
** Emile Durkheim (1858-1917) : un des fondateurs de la sociologie.
*** sécularisation : laïcisation.
Louis Wirth, Le phénomène urbain comme mode de vie (1938),
in L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, textes traduits et rassemblés par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, Paris, 1984, éditions Aubier.