Oscar Mandel

Oscar MANDEL

 

 

Oscar Mandel est né à Anvers, en Belgique, en 1926, mais il partage son temps entre la France et les États-Unis. Professeur de littérature au California Institute of Technology, dramaturge, essayiste, poète, il écrit aussi bien en français qu’en anglais (à consulter :  www.oscarmandel.com). En français, il est notamment l’auteur de trois pièces de théâtre (L’Harmattan), d’un conte, Chi Po et le Sorcier, et d’un recueil de fables, La Reine de Patagonie et son caniche, tous deux publiés aux Éditions de l’Herne. Sa poésie, peu connue en Europe, n’a été publiée qu’en revue (Le Coin de table, Triages) ou dans des anthologies aux Éditions Seghers. Cette guêpe me regarde de travers est son premier recueil poétique publié en France, en 2010. Un essai sur le théâtre sera publié en 2012 en France.

 

 

 

La cigogne qui faisait l’éloge des longs cous

 

Fable mise en musique par Jean-Armand MORONI et créée lors du concert MusiComposer du 28 mai 2011 à l’auditorium de la Cité Internationale des Arts de Paris.

Dans leur Académie des Sciences, située au bord d’un ravissant lagon, les animaux débattaient de la question des longs cous. La cigogne souligna que, grâce à son long cou, toute cigogne pouvait, sans mouvoir son corps, projeter sa tête pour chercher vers et grenouilles à son aise. Elle pouvait jeter son regard dans toutes les directions, se nettoyer la queue à coups de bec, reposer sa joue lasse sur son sein, et surtout – le nec plus ultra – jouir plus longtemps de ses repas, parce-que chaque bouchée que les cigognes avalent met un temps prodigieux à descendre le long de l’œsophage avant d’arriver à l’estomac.

Notre cigogne avait prononcé, à mon avis, un bon discours d’érudit. Mais soudain, un bruit sec se fit entendre dans les roseaux. Une oie qui avait écouté les débats d’une oreille indiscrète battait follement des ailes. Les propos de la cigogne l’avaient comblée de joie. •    Moi aussi, se mit-elle à cancaner de toutes ses forces. Coin-coin ! Moi aussi, j’aime les longs cous. Coin-coin !

Ce soutien ne put qu’embarrasser la cigogne. Le hibou prit alors la parole. Il n’avait pas aimé les arguments de la cigogne, et ceci pour des raisons que je vous laisse le soin de juger. •    Pour ma part, ricana-t-il, je ne partage pas les opinions d’une oie ; néanmoins, je suis heureux que notre estimée collègue ait trouvé un disciple – qui, il est vrai, ne peut aspirer à siéger dans notre Académie – pour soutenir son point de vue à coups de coin-coin.
  Tout le monde éclata de rire ; la cigogne s’empourpra jusqu’au bout du bec et préféra s’éclipser, tandis que les animaux votaient à l’unanimité en faveur des cous courts.   Hélas, s’il est vrai qu’une oie peut avoir tout aussi raison qu’Aristote, personne ne tient à avoir raison en sa compagnie.                             
Paysage avec nuage et dunes
Fable mise en musique par Yves RINALDI et créée lors du concert MusiComposer du 28 mai 2011à l’auditorium de la Cité Internationale des Arts de Paris.
  Un nuage bienveillant qui avait passé sa vie à vagabonder au-dessus de tendres pâturages et de vallées fertiles, se tourna vers le vent et parla en ces termes surprenants : « J’ai la mort dans l’âme, ô mon ami. Le monde n’est pas qu’un tendre pâturage et une vallée fertile. J’ai entrevu parfois, loin d’ici, un désert misérable dépouillé de toute vie. S’il te plait, envoie-moi vers ce malheureux sable ; j’ai en moi pluie, lait sang – appelle cela comme tu voudras – qui feront naître le désert à la vie. »   Le vent dit en guise de protestation que jamais en cent ans il n’avait conduit aucun nuage au-dessus de la région aride dont il parlait. A vrai dire, aucun nuage ne lui en avait fait la singulière requête. Pourquoi choisir de papillonner au-dessus d’un désert au lieu de se gonfler en vagues floconneuses et gracieuses au-dessus de l’herbe verte et des boutons d’or ? - Je suis autre, dit le nuage charitable, l’herbe et les boutons d’or n’ont pas besoin de moi. Le pauvre désert si. Mon ami le vent, mène-moi jusqu’au désert. Le vent, qui est un esprit intelligent, ne dit rien de plus, et souffla de façon douce et constante jusqu’à l’endroit désiré par le nuage. Celui-ci se tint bien haut, au-dessus d’une étendue brûlante de dunes qui semblait sans limites. Les dunes levèrent les yeux avec horreur. - Qu’est-ce que c’est que cette chose ? Cria la plus haute d’entre elles, comme si elle s’étouffait dans son propre sable. - C’est un nuage, soupira le vent. Un frisson de haine parcourut le désert. « Un nuage, un nuage, un nuage, » les voix grenues couraient de crêtes en crêtes.   Le chef des dunes leva de nouveau les yeux et gronda : « Que cherches-tu, le nuage ? tu es planté sur notre soleil. N’essaie pas de venir nous malmener. Demi-tour ! » - Tout doux, répondit le nuage, nous sommes tous frères. Je suis venu pour étancher votre terrible soif. Je suis ici afin de pleuvoir et de mourir pour vous. Et plus tard, vous vous changerez en arbres, en herbe, en fruits, en fontaines et en ruisseaux, en orge, blé et maïs. - Personne n’a soif ici. Va mourir ailleurs ! Grogna un tas de sable. - Emmène ton orge au Pôle Nord ! Ironisa un cactus. - Affreux paquet de vapeur, brailla un rocher à demi enterré, on mettra le feu à ta pluie, si tu oses nous toucher. - Vent, vent, siffla une petite dune rusée, souffle fort, balaie-nous en haut, on égratignera sa figure et on démolira sa pluie.   Telles étaient leurs paroles, et plus grossières encore. Le vent qui avait bon cœur dispersait les pires d’entre elles avant qu’elles ne puissent atteindre le nuage. Toutefois, il en laissa passer autant qu’il lui parut nécessaire. Et, en fait, après être resté suspendu quelques jours dans l’incertitude, le nuage se tourna vers le vent et dit : « Raccompagne-moi au pays des prés, mon ami. Ah ! Quelle amertume : le désert est le désert qu’il a choisi d’être. »

Oscar MANDEL, La reine de Patagonie et son caniche, Editions de L’Herne, Paris, 2006

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