Hervé et moi avons eu le même maître de stage au GRM mais je n'ai pas le souvenir d'avoir été bridé par une quelconque idéologie de sa part. Je n'ai pas fui et ai, bien au contraire, voulu profiter de l'aubaine pour explorer un champ de la création musicale riche qui m'était inconnu et qui m'a beaucoup apporté, même si, à priori, cela ne s'entend pas beaucoup dans ma musique.
La perception, dont Nicolas a fait son cheval de bataille et son domaine d'exploration créatif, me semble effectivement la clé de voûte des enjeux de l'art, depuis le brouillage perceptif instauré par Manet, Monet puis Duchamp et depuis, par bien d'autres artistes, dans les arts plastiques que je connais bien mieux que la musique.
Les révolutions artistiques du XXème siècle (on attend en attend encore une pour ce nouveau siècle) ont contribué à fortement diversifier le regard sur "l'œuvre" et à interpeller le spectateur en tant qu'acteur ("regardeur" comme disait Duchamp) actif et signifiant de la relation (objective ?) entre l'objet-œuvre et le spectateur-acteur. Si bien que l'art dit conceptuel dépasse la simple approche visuelle pour lui substituer une démarche sensée (= sur le sens) et non sensuelle (= sur les sens). On y récuse même toute perception sensible qui viendrait altérer cette relation d'esprit à esprit entre le concepteur et le spectateur. D'autres artistes sont aller plus loin en fermant tout simplement l'accès à toute perception de leurs productions, l'œuvre n'étant plus présente (présentée) mais seulement représentée par une trace, un témoignage et parfois pas : il n'y a plus qu'à croire l'artiste sur parole (il fournit un certificat attestant que la boite en acier soudée contient bien des dessins que le spectateur de verra jamais sans risquer de détruire lesdits dessins en voulant ouvrir la boite). Il s'agit ici d'un exemple presque "classique" d'une démarche visant à déduire l'acte artistique d'une relation humaine (commerciale, contractuelle, intellectuelle, etc.), hors de tout enjeu objectal.
En est-il de même avec la musique non-tonale ou plus globalement "prospective" ?
Dans la mesure où la musique, impalpable par nature, doit manifester sa présence par la perception, le problème ne se pose que du côté de celui qui l'écoute et qui peut alors se la REprésenter en y greffant toutes sortes de schèmes cognitifs par exemple. Mais le caractère plus intrusif du son sur notre corps (on peut fermer les yeux ou se détourner d'une œuvre qui nous rebute mais c'est moins évident de fermer les oreilles ou de s'enfuir d'une salle de concert...) participe à cet extraordinaire pouvoir de la musique sur notre esprit, au point de susciter de vives réactions, comme en témoignent les échanges véhéments dont certaines œuvres musicales sont à l'origine.. ou certains débats.
Primo Levi affirmait qu'il avait appris à haïr la musique dans le camp de Monowitz-Buna tant la musique diffusée en permanence par le haut-parleurs participait au processus d'abrutissement déshumanisant voulu par les nazis. des œuvres d'art plastique "monstrueuses" n'auraient pas eu le même effet, même si des images choquantes peuvent marquer l'esprit, comme on peut en voir régulièrement dans les galeries exposant à la FIAC.
La prégnance de la musique explique aussi qu'elle soit l'enjeu de vives polémiques parfois relayées par les institutions culturelles en place. La réaction de M.Dusapin à la conférence qui nous intéresse n'en est qu'un énième avatar, pour reprendre un concept emprunté aux métamorphoses de Vishnou. Personnellement, j'ai fait fi de tout parti-pris, préférant la quête hédoniste de ce qui pourrait me ravir, me surprendre ou m'intriguer, en musique comme ailleurs. C'est pourquoi, j'ai bien apprécié ce "Roi de la Danse" shivaïte de Jonathan Harvey, proposé par Nicolas et dans lequel j'ai recomposé ce que j'entendais en un paysage nourri de tout ce qui peut guider ma perception et que nul autre ne peut reproduire ni percevoir à ma place, comme tout un chacun d'ailleurs.
Amitiés,
Yves