Claude Lévi-Stauss la barbarie

Claude Lévi-Strauss :

LA BARBARIE

 

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Claude Lévi-Strauss dans son campement, lors d'une de ses expéditions anthropologiques en Amérique du Sud, dans les années 1935-1939.

L'apport de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) à l'anthropologie moderne constitua une révolution scientifique majeure des sciences humaines du XXème siècle. Introducteur du structuralisme dans ce domaine et théoricien du Relativisme Culturel, il bouleversa notre regard sur "l'Autre" et posa les bases d'une réflexion critique sur l'occidentalisation des sociétés extra-européennes.

Claude-Lévi Strauss a renversé la logique traditionnelle d'approche et d'analyse de la parenté reposant sur la hiérarchisation des "unités" (= individus) en démontrant que l'identité des individus (et des familles elles-mêmes) découle de la nature des relations entretenues les uns avec les autres : ce n'est donc pas le statut des individus qui définit la parenté et la famille mais bien l'inverse. Ce qui compte, c'est le système de rapports/relations entre unités et non l'identité de celles-ci, la structure interrelationnelle ainsi construite définissant l'identité des unités individuelles (individus) et collectives (familles, clans, tribus) la constituant.

 


Dans son ouvrage Race et Histoire (1952), publié à l'occasion de la parution de brochures de l'UNESCO sur le racisme, il réfute la théorie des trois grandes races originelles de J-A.de Gobineau (1816-1882) et de leur dégénérescence par le métissage en démontrant que la diversité culturelle découle justement des multiples métissages observables au cours de l'histoire humaine. Il démontre que les coutumes ne sont pas nées accidentellement ou d'un quelconque besoin intrinsèque à une culture déterminée mais plutôt de l'émulation entre les groupes culturels, chacun cherchant à s'approprier les innovations de l'autre afin de ne pas se laisser distancer dans un domaine propice à la domination ou au progrès. Ce dernier n'est, pour Lévi-Strauss ni nécessaire ni linéaire, à l'instar de l'histoire de l'Occident depuis le XIIème siècle, par exemple. Il relève, pour beaucoup de cultures et civilisations, d'un rythme synchronique, par séquences et accélérations irrégulières : il n'y a donc aucune loi universelle "du progrès en marche".

La "valeur" que nous accordons à une culture n'est donc pas liée au degré de "développement" de celle-ci, surtout si les critères utilisés ne correspondent pas aux spécificités inhérentes à cette culture mais relève d'une approche ethnocentriste tendant à considérer que nos valeurs et normes constituent une référence universelle. Ce défaut, consistant à considérer les autres avec nos propres vues est, quant à lui, bien universel.

À cet ethnocentrisme, Claude Lévi-Strauss oppose une approche qu'il estime plus prudente et plus objective : celle du Relativisme. Ce qui compte, ce n'est pas l'identité culturelle des peuples prise isolément mais bien le jeu des influences et interractions culturelles. Aucune culture ne peut ainsi être définie isolément mais toujours en interraction avec les autres, l'autarcie culturelle étant au mieux un mythe, au pire un fantasme totalitaire.

Dans l'extrait suivant de Race et Histoire, Claude Lévi-Strauss démonte avec force de persuasion l'illusion sur laquelle repose la notion de "barbarie", en s'appuyant sur l'étymologie, l'histoire, la psychologie et, bien entendu, l'anthropologie. Il débusque une forme de refus de l'altérité dans l'idée même que nous puissions considérer des valeurs et normes différentes des nôtres comme "barbares". La dernière phrase peut, à elle seule, en résumer la thèse : la barbarie est affaire de croyance et surtout de préjugé.

on peut cependant s'interroger sur la validité absolue du propos et se demander s'il n'existe pas, par-delà le relativisme de nos valeurs, des valeurs intangibles que la dignité de l'homme ne saurait voir bafouer, même au nom du "droit à la différence".

 

L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides, puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans  une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles, morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères.

   Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or derrière ces épithètes se dissimule un même jugement : il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposés à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire « de la forêt », évoque aussi un genre de vie animale, par opposition à la culture humaine. Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.

   Ce point de vue naïf, mais profondément ancré chez la plupart des hommes, recèle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels, hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes (…).

L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie « les hommes », impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « d’œufs de pou ».

On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ».

    Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des Blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.

   Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaie de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie.

Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, éditions Gonthier, 1952.

Atila roi des Huns, exemple de l'imagerie populaire du XIXème siècle ayant alimenté le mythe du barbare sanguinaire et destructeur.

 

Famille appartenant à une tribu amazonienne récemment découverte au Brésil.

 

 

 

 

 

 

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