TOSCA : conflit et libération de l'opéra à l'aube du XXème siècle

 TOSCA 

CONFLIT ET LIBERATION DE L’OPERA À L’AUBE DU XXe SIECLE

 

 

Tosca va prochainement être redonnée à l’Opéra de Paris, en ouverture de la saison 2012-2013. On ne peut que s’en réjouir, cet opéra de Giacomo Puccini (1858-1924) figurant parmi les plus grands chefs d’œuvres de l’art lyrique et est, de ce fait, un monument incontournable des programmations.

 

 

Créé au Teatro Costanzi de Rome, le 14 janvier 1900, sous la direction de Toscanini,  l’opéra de Puccini suscita une réaction déroutée de la part du public et aussi de la critique, tant l’œuvre rompait avec la formule qui avait assuré à son auteur une place de premier ordre dans l’opéra européen avec Manon (1893) et surtout La Bohème (1896), laquelle, après un démarrage raté, était en train de conquérir triomphalement toutes les scènes du monde.

 

Ce que l’on sait moins, c’est que la genèse de Tosca fut d’emblée marquée sous le sceau du conflit et des tensions entre le compositeur et ses librettistes Luigi Illica et  Giuseppe Giacosa, tous deux auteurs du texte de La Bohème.

Puccini avait la fâcheuse manie, partagée du reste par maints compositeurs d’opéras, d’imposer ses vues sur le livret, d’en faire modifier des pans entiers voire même de faire écrire les textes de certaines arias sur des musiques déjà composées, ce qui ne manquait pas de provoquer des échanges houleux avec les librettistes, tout cela par éditeur interposé, Giulio Ricordi en l’occurrence.

Une correspondance abondante illustre bien ce fait, pas nouveau,  puisque Francesco Maria Piave avait du lui aussi subir les remontrances et reproches nourris adressés par l’autre géant de l’opéra italien, Giuseppe Verdi. Leur collaboration n’en fut pas moins fructueuse et vouée à la postérité que l’on sait.

 

Mais la genèse de Tosca représente une phase paroxystique du conflit entre revendication légitime à la dignité littéraire de la part des librettistes et soumission du texte aux impératifs de la prosodie lyrique et surtout à la dramaturgie.

 

Lorsque Puccini, très peu de temps après la création de La Bohème, informa l’éditeur Giulio Ricordi de son intention de composer un opéra d’après la pièce « Tosca » du dramaturge français Victorien Sardou, il se heurta à une vive opposition de Giuseppe Giacosa, auteur dramatique reconnu en son temps et dont les pièces continuent d’être représentées aujourd’hui. Ce n’était pas le manque de qualité littéraire de l’œuvre qui était en cause, Sarah Bernhardt en avait assuré la création parisienne, mais son inadéquation à la transposition lyrique. Même si Giacosa reconnaissait à la pièce de Sardou une concision et une clarté de l’action dramatique, il jugeait qu’on ne pouvait en tirer aucun moment de poésie, de recueillement et d’intimité, registres dans lesquels excellaient les librettistes de Puccini et qui avaient également conféré à La Bohème sa singulière beauté, en marge des situations pittoresques propres au vérisme. Cette singularité poétique, notamment illustrée par le magnifique duo d’amour entre Rodolfo et Mimi au premier acte de La Bohème, avait contribué à donner ses lettres de noblesse à un genre menacé de sombrer dans le démonstratif et la vulgarité et à assurer le succès de l’œuvre dans le monde. Giacosa en avait conscience et craignait que le choix d’une intrigue trop centrée sur l’action et les coups de théâtre ne constitue une régression par rapport à La Bohème.

La lutte entre poésie intimiste et coups de timbales était engagée.

Le refus initial de Giacosa relevait aussi d’une revendication stylistique des écrivains italiens de l’époque. En effet, après presque un siècle de sommeil littéraire, l’Italie aspirait légitimement à prendre le train de la modernité, déjà en marche dans le nord de l’Europe et en France. Le théâtre symboliste et ses non-dits s’imposaient comme fer de lance du renouveau théâtral, à l’opposé des situations trop pragmatiques du vérisme, genre qui, déjà, s’essoufflait. Le Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, sur l’adaptation duquel Debussy travaillait depuis 1892, connaissait un succès international et Giacosa ne l’ignorait pas.

 

Giacosa voulait créer un climat scénique proche de celui des pièces d’Ibsen en mettant l’accent sur la psychologie des personnages, refusant au compositeur toute possibilité de se livrer à de grands débordements lyriques propices à d’exaspérantes démonstrations de prouesses vocales de la part de ténors à la voix de stentors. En cela, Giacosa soupçonnait Puccini de vouloir céder à la facilité propre au bel canto : écraser le texte sous le sensationnalisme lyrique. Giacosa envisageait un dialogue d’égal à égal avec la musique, conception bien éloignée, semble-t-il, à cette époque, des préoccupations du compositeur.

 

Mais c’était bien mal connaître Puccini et son extraordinaire capacité à se remettre constamment en cause. Confronté aux critiques acerbes de Giacosa qui, pressé par l’éditeur Giulio Ricordi, dut finalement s’exécuter et composer un livret avec son comparse Illica d’après la pièce de Sardou, Puccini comprit qu’il ne pouvait se contenter d’exploiter les procédés stylistiques qui avaient fait le succès de La Bohème et entreprit un travail de renouvellement stylistique en adéquation avec la singularité de la pièce.

Peu de compositeurs au faîte de la gloire eurent, avant lui, le courage d’une telle remise en question.

La soprano Hariclée Darclée (1860-1939)

créatrice du rôle de Tosca

Le résultat surprit tout le monde, Giacosa le premier.

En effet, Puccini poussa la logique dramatique de l’œuvre encore plus loin que ne l’envisageait Giacosa lui-même en adoptant le principe de la continuité musicale, empruntée au Wagnérisme, mais en l’adaptant à l’atmosphère sulfureuse du drame de Sardou.

Il renonça à la découpe habituelle en arias de haute volée reliées entre elles par des scènes pittoresques pour conférer à la musique une véritable dimension dramatique de bout en bout, les leitmotivs distribués entre l’orchestre et les chanteurs formant l’architecture complexe de l’œuvre, sans jamais tomber dans la répétition fastidieuse ni l’indigence. Tout comme pour Pelléas et Mélisande deux ans plus tard, la partition fut difficilement reçue par les musiciens de l’orchestre et les répétitions furent houleuses. Il fallu toute l’autorité d’un Toscanini, comme celle d’un Messager, plus tard,  pour l’œuvre de Debussy, pour faire triompher le génie du compositeur.

 

La réaction du public fut révélatrice du trouble que suscita l’opéra lors de sa création, en 1900. Il bissa la courte aria du ténor intitulée « recondita harmonia » au premier acte, ainsi que la célèbre « prière de la Tosca » (« vissi d’arte, vissi d’amore… ») au deuxième, seul moment lumineux dans un acte à l’atmosphère particulièrement sombre et apparemment chaotique et enfin salua bruyamment les effusions du héros tragique Cavaradossi, à l’aube du jour de son exécution avec l’air célèbre « e lucevan le stelle » au troisième acte. Mais, ces trois arias exceptées, le public ne comprit rien à ce qui se déroulait devant ses yeux, dérouté par un discours musical très serré ou les motifs s’enchevêtrent dans une architecture complexe, par  la fulgurance des échanges vocaux avec un orchestre d’une puissance et d’une expressivité rarement atteintes jusque là.

Le public tout comme la critique semblèrent aussi décontenancés par une tension dramatique croissante confinant au malaise avec notamment l’incursion de chants religieux entonnés par le chœur ou le personnage du sacristain, dés le début du premier acte.

Dans l’Italie profondément religieuse de ce début de XXe siècle, la complicité affichée dans l’intrigue par le clergé romain avec le pouvoir dictatorial du Baron Scarpia contre les idées progressistes d’un Bonaparte – l’action se déroulant au moment de l’invasion des troupes françaises en Italie – fit grincer les dents.

De plus, Puccini n’hésita pas à user de la répétition de certains motifs musicaux, comme le rythme lancinant de la marche qui accompagne le peloton d’exécution du troisième acte, pour soumettre l’atmosphère de l’œuvre à la seule ontologie qui soit – le drame et lui seul – rappelant ainsi à tout le monde musical de l’époque une vérité première que les artifices du vérisme avaient occultée.

Il mettait un terme au conflit qui l’opposait avec Giacosa depuis quatre ans avec maestria puisque texte et musique ne faisaient désormais plus qu’un.

Lors de sa création parisienne, Tosca fut l’objet d’une regrettable cabale ourdie par Debussy, accusant Puccini de faire sombrer la musique dans la vulgarité la plus sordide et de céder aux sirènes du succès commercial (déjà !).

Pourtant, le génial compositeur de Pelléas aurait bien du se rendre compte que son collègue italien oeuvrait dans un sens similaire au sien, tout en utilisant des procédés musicaux différents, celui de la renaissance du génie dramatique de l’opéra.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Tosca amorçait en 1900 cette révolution stylistique si bien incarnée par le chef d’œuvre lyrique de Debussy, créé deux ans plus tard à l’Opéra Comique de Paris.

 

Fichier:Mary Garden in Debussy's Pelléas et Mélsande.jpg

La soprano Mary Garden (1874-1967), créatrice du rôle de Mélisande de l'opéra de Debussy 

TOSCA, Opéra Bastille, du 23 octobre au 20 novembre 2012

Paolo Carignani Direction musicale
Werner Schroeter Mise en scène
Alberte Barsacq Décors et costumes
André Diot Lumières
Patrick Marie Aubert Chef du Choeur

Martina Serafin Floria Tosca
Marco Berti (23 oct. au 3 nov.) / Andrew Richards (7 au 20 nov.) Mario Cavaradossi
Sergey Murzaev Scarpia
Nicolas Testé Cesare Angelotti
luciano Di Pasquale Il Sagrestano
Simeon Esper Spoletta
Michal Partyka Sciarrone
Christian Tréguier Un Carceriere

 

Orchestre et choeur de l'Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’Enfants de l’Opéra national de Paris

 

L'œuvre à l'Opéra de Paris

La première représentation à l'Opéra de Paris eut lieu en 1925 pour une unique soirée de gala. Toscafut ensuite représenté à l’occasion d’une tournée de l'Opéra de Vienne en 1928 avec Maria Jeritza. Au cours d'un gala télévisé le 19 décembre 1958, Maria Callas chanta le deuxième acte avec Tito Gobbi.Tosca entre au répertoire de l'Opéra de Paris dans son intégralité le 10 juin 1960 avec Renata Tebaldi, Albert Lance, Gabriel Bacquier, sous la direction de Georges Prêtre. Régine Crespin et Franco Corelli participent aux reprises en 1962 et 1964. Le 19 février 1965, une nouvelle mise en scène de Franco Zeffirelli réunit Maria Callas, Renato Cioni et Tito Gobbi. En 1974, une mise en scène de Günther Rennert réunit, sous la direction musicale de Sir Chales Mackerras, Arlène Saunders/Oriana Santunione et Placido Domingo/Carlo Cossutta. En 1982, 1984 et 1985, la production de Jean-Claude Auvray et Jean-Paul Chambas réunit en alternance Kiri Te Kanawa, Maria Slatinaru, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens, Raina Kabaivanska (Tosca), Ernesto Veronelli, Luciano Pavarotti, Giacomo Aragall (Cavaradossi), Gabriel Bacquier, Ingvar Wixell, Sherrill Milnes (Scarpia). En mai 1994, l'Opéra Bastille présente une nouvelle mise en scène de Werner Schrœter, avec, en alternance, Carol Vaness / Galina Kalinina, Placido Domingo / Giacomo Aragall / Neil Rosenshein / Sergei Larin et Jean-Philippe Lafont. C’est cette production, dans laquelle on a pu également entendre dans le rôle-titre, au cours des dernières saisons, Galina Gorchakova, Maria Guleghina,  Fiorenza Cedolins, Anna Shafajinskaia, Catherine Naglestad et Sylvie Valayre, qui est de nouveau à l’affiche.

 

ARGUMENT

 

Rome, en juin 1800.

Acte I - L'église Sant'Andrea della Valle. Cesare Angelotti, ancien Consul de la République de Rome, s'est échappé du château Saint-Ange où il était détenu pour des raisons politiques. Il se réfugie dans l'église où sa sœur, la marquise Attavanti, a dissimulé des vêtements féminins dans la chapelle familiale pour lui permettre de s'enfuir. Le peintre Mario Cavaradossi vient achever un portrait de Madone à laquelle il a donné les traits d'une inconnue aperçue dans l'église, en fait la marquise Attavanti. Angelotti sort de sa cachette. Mario, sympathisant des idées républicaines, fait le serment de l'aider à s'enfuir. L'arrivée de Floria Tosca, célèbre cantatrice et maîtresse de Cavaradossi, oblige Angelotti à se cacher à nouveau. Floria reconnaît dans le portrait peint par Cavaradossi les traits de la marquise Attavanti et laisse éclater sa jalousie. Mario parvient à grand peine à la calmer. Après le départ de Tosca, Mario propose à Angelotti de le cacher dans le jardin de sa villa. Un coup de canon, tiré du château Saint-Ange, signale que l'évasion a été découverte. Les deux hommes quittent l'église en hâte. Le bruit court que Bonaparte a été vaincu à Marengo par les armées autrichiennes. Le sacristain fait répéter un Te Deum pour célébrer la nouvelle. Accompagné de ses sbires Spoletta et Sciarrone, le baron Scarpia, chef de la police, fait irruption dans l'église, où il est persuadé de trouver Angelotti. Floria Tosca, en proie au doute, est revenue sur ses pas. Scarpia excite sa jalousie en lui montrant l'éventail de la marquise Attavanti, abandonné par Angelotti lors de sa fuite. Tosca, persuadée que Mario la trompe, décide d'aller le surprendre dans sa villa. Il ne reste à Scarpia qu'à la faire suivre pour connaître la cachette d'Angelotti. Tandis que retentissent les accents du Te Deum, Scarpia, plongé dans une méditation sensuelle, rêve de soumettre Tosca à sa volonté de possession.

Acte II - Le Palais Farnèse. Scarpia dîne seul, en attendant l'arrivée de Tosca, à qui il a fait parvenir un billet la priant de lui rendre visite. Spoletta annonce qu'il n'a pas trouvé Angelotti à la villa mais qu'il a arrêté Cavaradossi. Questionné par Scarpia, Mario nie toute participation à l'évasion d'Angelotti. Tosca paraît. Scarpia ordonne que l'on conduise Mario à la chambre de torture. Tosca ne peut supporter d'entendre les plaintes de son amant et révèle la cachette d'Angelotti, qu'elle a découverte lorsqu'elle s'est rendue à la villa. Sciarrone fait irruption et annonce au baron que Bonaparte a finalement gagné la bataille de Marengo. Mario exulte et Scarpia, furieux, prononce sa condamnation à mort. Tosca supplie Scarpia de lui accorder la grâce de Mario. Il feint d'accepter, à la condition qu'elle se donne à lui sur le champ. Il lui fait croire que l'exécution de Mario sera simulée. Malgré sa répulsion, Tosca cède. Auparavant, elle exige un sauf-conduit lui permettant de quitter Rome avec Mario. Scarpia rédige le document mais, alors qu'il s'approche de Tosca, elle le poignarde.

Acte III - La plate-forme du château Saint-Ange. L'aube se lève sur Rome. L'heure de l'exécution approche. Mario demande l'autorisation d'écrire une dernière fois à Tosca, mais, face à la feuille de papier, il est incapable d'écrire un mot ; il se rappelle leur bonheur passé. Tosca survient et lui raconte comment elle s'est procuré le sauf-conduit. L'exécution aura bien lieu mais les fusils seront chargés à blanc : il devra simuler la mort. Mais Scarpia avait trompé Tosca : c'est un ordre d'exécution réel qu'il a donné et Mario s'effondre sous les balles, mort. L'assassinat de Scarpia a été découvert ; Spoletta et Sciarrone se précipitent pour arrêter Tosca mais elle se jette dans le vide du haut du parapet.

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Commentaires (1)
1samedi 2 février 2013 18:37
Très bon article qui montre notamment la complexité des partis pris littéraires et musicaux dans l'écriture d'un opéra. Quelle galère!...
Qui a raison?....
Lully, Rameau, Berlioz, Wagner, Puccini, Debussy?
Ou plutôt Mozart, Moussorsky, Britten, Glass, et bien d'autres ....
Je ne sais pas....
Mais les chefs d.oeuvres sont là!!! .....

Jean-Louis PERU