Nicolas,
C'est une vision très cartésienne, très coupée (apparemment très française, d'après ce qu'on m'a dit à Stockholm de l'image des français), que tu as là. Une chose est-elle musicale en soi, pour qu'on puisse séparer le musical du non musical ? Je ne le crois pas. La musicalisation est faite par le compositeur ou par l'auditeur, et tu vois bien ici que ce que certains trouvent musical, d'autres n'y trouvent rien.
Il faut aussi nuancer ce qu'est "chercher à plaire" : à qui ? Si l'idée est de plaire à tous, c'est raté d'office. Autant de goûts que de personne... Je pense que beaucoup ici ne trouverait pas de qualité musicale au rap, mais pourtant ce genre plait à beaucoup d'autres.
Tu sembles considérer qu'une musique n'est justifiée que si elle est reçue positivement tout de suite, par une majorité (j'exagère probablement). Dans le cas de la musique tonale, c'est assez facile à évaluer, et elle semble être d'une acquisition assez facile, pour que les japonais et beaucoup d'autres s'en soient emparés si vite après l'avoir découverte. Mais il ne faut pas en faire pour autant un modèle absolu (en parlant d'absolu, l'oreille soi-disant "absolue" est elle aussi acquise, et pas innée du tout, et ne justifie en rien l'exactitude de notre musique).
Dans le cas des diverses musiques contemporaines, électroacoustiques ou instrumentales, il suffit de voir ce qu'en pensent des gens qui sont nés avec : ils n'ont pas plus de difficulté à l'écouter qu'à écouter des musiques tonales, de la même manière que si on ne trouve pas grand chose, pour beaucoup d'entre nous, à certaines musiques japonaises "traditionnelles", c'est loin d'être le cas des japonais !
Je vais développer quelques choses en restant assez simple pour être compris. C'est un peu long, mais ça paraît nécessaire.
Il ne faut pas confondre CONCEPTUEL et SYSTEMIQUE.
CONCEPTUEL impliquerait qu'on ait besoin de passer par le langage pour écouter les musiques en question, que ce soit aux premières écoutes ou après de nombreuses écoutes. Je peux te garantir que ce n'est le cas d'aucune musique. Si beaucoup de musiques se prêtent à des DEVELOPPEMENTS conceptuels, ce n'est pas exclusifs aux musiques contemporaines, comme je l'ai déjà expliqué, et ça n'a rien à voir avec la qualité de la musique.
SYSTEMIQUE implique simplement que la musique est construite selon un système de relations.
Dans la musique tonale, ce système tourne autour de l'idée de "tension-détente" (la tension est donnée par l'accord de dominante, la détente par l'accord de tonique, principalement, aujourd'hui - mais ça n'a pas été toujours le cas, une tierce étant une tension insoutenable pour beaucoup vers le XVe-XVIe siècles) et de "notes" qui ont une "hauteur" et une "durée", ces deux paramètres pouvant prendre un nombre fini de valeurs (12 hauteurs * 8 octaves / très rarement plus d'une dizaine de durées différentes).
Le système tonal est donné et reste sensiblement le même d'une oeuvre à une autre (avec quelques changements mineurs). Ce système est APPRIS depuis la naissance dans le monde occidental, ce qui fait qu'à l'écoute, les relations deviennent des sensations.
A l'inverse, les systèmes des musiques contemporaines sont multiples.
Dans le sérialisme, le système est principalement l'interdiction de réutiliser une note avant d'avoir utilisé les 11 autres (on est encore dans la gamme chromatique de 12 notes). CA NE VEUT PAS DIRE que l'auditeur est censé entendre ça ! C'est simplement une technique que Schoenberg, Berg et Webern utilisent pour éviter de retomber inconsciemment dans les schémas de la tonalité, et qui leur permet de composer des relations d'un autre ordre (par exemple la densité des évènements dans le temps).
Dans le sérialisme intégral, ce système est étendu non seulement aux hauteurs, mais aussi aux durées, aux timbres parfois, aux nuances, etc. C'est quelque chose qui ne pouvait pas durer longtemps parce que le compositeur n'avait plus de réel contrôle sur ce qu'il faisait. Même Boulez l'a reconnu.
Dans le post-sérialisme, les techniques sérielles sont conservées, mais avec une plus grande liberté et l'intégration d'autres techniques.
Dans le spectralisme, la priorité est (souvent) donnée au SON, plutôt qu'aux NOTES. On ne construit pas des accords, mais des timbres. L'idée principale est donc la FUSION des instruments de l'orchestre pour former une COULEUR unique qui s'étale dans le temps pour pouvoir être appréciée. Le système est donc radicalement différent puisqu'il ne comporte pas de limites claires. Il n'y a pas un nombre fini de notes jouables (le compositeur peut noter des demi-bémols, des demi-dièses, etc. - encore une fois, l'auditeur n'est pas censé entendre ces demi-bémols ou ces demi-dièses, mais ils participent à la formation du tout).
Dans l'électroacoustique (très grand genre qui regroupe au moins 80 styles différents, apparemment), les systèmes sont très nombreux. Il n'est pas nécessaire de dire quoi que ce soit sur l'oeuvre pour l'apprécier, ni d'en connaître quoi que ce soit. CEPENDANT, vu que les systèmes sont, comme pour le spectralisme, souvent exempts de notes et focalisés sur le son, l'écoute ne peut pas être la même.
Peut-on vraiment reprocher à des compositeurs de composer des choses qui s'écoutent d'une autre manière que celle dont on a l'habitude, alors que celle-ci n'est pas moins naturelle que celle-là ? Plutôt que d'essayer de changer leur mode d'écoute, de chercher ce qu'il y a à trouver dans ces musiques, beaucoup d'auditeurs préfèrent les rejeter en disant qu'elles sont conceptuelles, alors que ça n'a rien à voir...