Philippe Fénelon
LA CERISAIE
Opéra Garnier
Depuis le 7 janvier et jusqu'au 13 février, l'Opéra de Paris (Palais Garnier) présente une création scénique de Philippe Fénelon, "La Cerisaie", d'après le chef-d'oeuvre d'Anton Tchekhov (1904), en co-production avec le Théâtre du Bolchoï de Moscou. L'oeuvre a déjà été créée en version concert au Bolchoï, le 2 décembre 2010.
Un opéra né d'une rencontre
Au début des années 2000, alors qu'ils se trouvaient assis l'un à côté de l'autre, lors d'une représentation à l'Opéra Garnier, l'écrivain Russe Alexei Parine et le compositeur français Philippe Fénelon engagèrent la conversation pendant l'entracte. Ce dernier fit part de son souhait de pouvoir écrire un opéra sur La Cerisaie de Tchekhov, propos auquel l'écrivain répondit en manière de plaisanterie :"Vous avez devant vous votre librettiste !". Ainsi naquit une collaboration qui donna naissance à l'opéra présenté en création mondiale en ce début 2012.
La fin d'un monde
L'oeuvre de Tchekhov (1860-1904) fut créée l'année de sa mort et est considérée comme un des sommets du théâtre russe. Médecin de profession, auteur de plus de 600 oeuvres littéraires parmi lesquelles on peut citer La Mouette, Oncle Vania ou encore Les Trois soeurs, il fut l'ami de Tolstoï, Gorki, de Tchaïkovski et de la célèbre basse Chaliapine.
Tchekhov à Melikhovo
Le théâtre de Tchekhov incarne la mostalgie de la russie provinciale, d'où l'auteur était originaire, et met en scène des personnages de la petite noblesse qui, incapables de comprendre la réalité d'un monde qui change autour d'eux, se réfugient dans la rêverie d'un passé idéalisé plus que réellement vécu. Leurs actions se voient ainsi vouées à l'échec, comme dans le cas de La Cerisaie où Liouba, personnage principal de la pièce, se désespère d'avoir du vendre la propriété familiale qui donne son nom à l'oeuvre, à Lopakhine, le fils des anciens serviteurs du domaine, devenu riche marchand. Celui-ci, ayant passé son enfance dans le domaine, y voit la revanche de l'enfant pauvre qu'il était, descendant d'une famille de serfs. Il fait plusieurs fois mention de l'abolition du servage par le Tsar Alexandre II en 1861, un évènement majeur dont Tchékhov a pu mesurer l'impact sur la société et les mentalités russes de son temps.
Un théâtre de la distance et du non-dit
En adoptant une distance psychologique avec ses personnages, envers lesquels il ne manifeste aucune empathie, Tchekhov inaugure une nouvelle écriture théâtrale qui fut source d'incompréhension de son vivant. En intitulant ses pièces "comédies", il créa la confusion parmi le public et les critiques qui ne décelaient aucun humour apparent, selon les critères habituels du théâtre dit "comique". Car chez Tchekhov, l'humour se distille à l'aune des actions ratées des protagonistes et de leur inaptitude à réaliser leur destin logiquement inscrit dans leurs propos ou dans leur statut social.
De plus, Tchekhov adopte un procédé narratif résolument moderne en faisant avancer l'action autant par ce qui est dit et annoncé sur scène que par ce qui ne se dit pas ou ce qui se déroule implicitement, hors du contexte scénique, dans une coulisse imaginaire que le spectatuer devine sans qu'on la lui présente objectivement. Ce théâtre du non-dit annonce bon nombre de recherches du théâtre du XXème siècle, abrogeant les effets faciles et requérant chez les comédiens une capacité à suggérer, plus qu'à révéler, une introspection qui doit se distiller au fil de l'intrigue.
Tchekhov lisant La Mouette aux acteurs du Théâtre d'Art de Moscou
Cette révolution scénique, comparable à celle qui se produira quelques années plus tard à Paris au Théâtre du Vieux-Colombier avec Charles Dullin et Jacques Copeau a été rendue possible grâce à la rencontre de Tchékhov avec le Théâtre d'Art de Moscou de Nemirovitch-Dantchenko et Constantin Stanislavski. Tchekhov devint l'auteur fétiche de cette compagnie qui contribua à placer la mise en scène au coeur de la dramaturgie, ce dont le siècle suivant fit un dogme dont le public subit parfois les avatars les moins heureux, notamment lors du Festival d'Avignon...
La petite musique des souvenirs
Dans la Cerisaie, comme dans la plupart des pièces de Tchekhov, la musique est omniprésente et accompagne souvent les personnages dans la réminiscence de leurs souvenirs. La musique constitue un décor sonore décrivant une atmosphère de vie en sociéte, où les bals jouent un rôle significatif. Le piano, lui aussi, évoque le renouveau d'une propriété qui, les beaux jours venus, revit après de longs mois de sommeil hivernal, lorsque les maîtres y reviennent pour leur villégiature. L'univers de Tchekhov est tel un opéra ou les mots se meuvent toujours sur une petite musique de fond, celle du temps qui passe inexorablement, de saisons mortes et saisons du renouveau, jusqu'à ce que le rêve s'interrompt et se brise sur l'écueil de la réalité d'un monde désormais hanté par le lucre et la morosité.
Un opéra du commentaire
Le choix opéré par Alexei Parine, de réécrire un texte nouveau en ne s'inspirant que de l'intrigue et des personnages, fait fi de la narration initiale. Le découpage adopté fait la part belle aux scènes de commentaires ou aux scènes oniriques, dans lesquelles les protagonistes se retournent vers leur passé pour constater leur impuissance à être maîtres de leur propre destinée.
L'ancienne propriété des Tchekhov à Melikhovo
On peut regretter que le découpage scénique retenu nuise à la compréhension de l'histoire et transforme la pièce en théâtre d'ombres, où des personnages désincarnés, vêtus d'habits recouverts de givre, se meuvent désespérément d'un bout à l'autre de la scène, livrés à eux-mêmes, dans une scénographie dont la logique échappe souvent au spectateurs non-avertis. Un statisme généralisé alterne parfois avec des cavalcades et autres traversées au pas de course, d'un bout de scène à l'autre, sans que la compréhension en soit pour autant améliorée.Les chanteurs déambulent souvent sans bien savoir quoi faire de leur corps, à quelques exceptions près.
Le spectaculaire décor de troncs d'arbres noués, aux antipodes des champs de cerisiers en fleurs décrits pas les personnages, ajoute un surcroît d'angoisse mais n'est pas dépourvu de force.
La distribution russe (voir ci-après) est impeccable. La mezzo-soprano Ksénia Vyaznikova est remarquable dans un long solo (une aria ?), à la scène 10, dans laquelle elle incarne le vieux serviteur Firs qui égraine les souvenirs glorieux de la Cerisaie, du temps où les bals de la propriété, aujourd'hui promise à la destruction, attiraient les plus hauts personnages de la Russie, avant que le préposé des postes ou le chef de gare du coin ne se fassent désormais priés d'y assister.
Enfin, fidèle à elle-même, la musique de Fénelon déroute souvent mais l'orchestration riche permet d'évoquer des atmosphères prenantes, en adéquation avec le livret. Fénelon use (et abuse ?) de citations à ses compositeurs fétiches : Wagner, Berg, Strauss, Messiaen, Chostakovitch, etc. Le second acte est le plus réussi.
Notons également la présence d'un choeur de 20 femmes habillées en costume traditionnel, qui tantôt chante sur scène, tantôt dans la fosse ; ces parties chorales d'une indéniable beauté, sont les plus réussies et prouvent que le compositeur est un expert de la voix qu'il utilise avec délicatesse et technicité, comme peu de compositeurs actuels savent le faire ; citons le compositeur lui-même :
Ce chœur de jeunes filles intemporel revient dans l’œuvre à plusieurs reprises. On l’entend pour la première fois au début de l’opéra, après que chacun des dix personnages a exposé au public sa relation au domaine qui vient d’être vendu. Ce chant, c’est la mémoire de la cerisaie. C’est aussi la mémoire de la musique russe - pour citer ces mots célèbres de Tchekhov : « Toute la Russie est notre cerisaie. »
Pour écouter un extrait de ce choeur ainsi que des interviews du compositeur et du librettiste : http://www.cerisaie.operadeparis.fr/?gclid=CPfF5tzElq4CFecmtAod7m6MKQ
LA CERISAIE :
Mise en scène : Georges Lavaudan
Direction musicale : Tito Cecherin
Décors et costumes : Jean-Pierre Vergier
Avec : Elena KELESSIDI : Liouba - Marat GALI : Lionia - Alexandra KADURINA : Gricha Ulyana ALEKSYUK : Ania - Anna KRAINIKOVA : Varia - Igor GOLOVATENKO : Lopakhine Mischa SCHELOMIANSKI : Charlotta - Svetlana LIFAR : Douniacha - Alexeï TATARINTSEV : Iacha - Ksenia VYAZNIKOVA : Firs Orchestre et Choeur de l'Opéra National de Paris