Les enfants américains de la Tour Eiffel

Les enfants américains de la Tour Eiffel

 

Le Citicorp (1978) de Hugh Stubbins à New-York

et son sommet biseauté reconnaissable dans le skyline newyorkais.

 

La "déesse-mère" de Messieurs Koechlin et Eiffel

Lorsqu'en 1884, l'un des ingénieurs de l'agence de Gustave Eiffel, Maurice Koechlin (1856-1946), propose, dans le cadre du concours lancé pour l'édification d'une tour de 300m, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1889, celle du Centenaire de la Révolution, le dessin d'une tour-pylône métallique évoquant une pile de pont à quatre pieds, histoire de faire la promotion de l'excellence de l'agence dans ce type d'ouvrage d'art, il est loin de se douter qu'il vient d'imaginer à la fois le prototype et aussi le bâtiment le plus emblématique d'un type de constructions qui symbolisera à lui seul l'architecture du XXème siècle : le gratte-ciel.

 

Fichier:Maurice koechlin pylone.jpg

Projet de Maurice Koechlin pour une tour métallique de 300m, déposé en septembre 1884

et racheté ensuite par son patron, Gustave Eiffel.

Koechlin assura la finition du chantier en mars 1889. Il participa également à la construction du Viaduc de Garabit (Cantal)

et dessina la structure métallique de la Statue de la Liberté d'Auguste Bartoldi à New-York.

Il dirigea l'agence d'Eiffel à la mort de ce dernier (1923).

 

Fichier:Delaunay - Tour Eiffel.jpeg

 

Robert Delaunay, La Tour eiffel, 1911,

New-York, Salomon R.Guggenheim Museum

 

 

Il est inutile de rappeler le destin fabuleux de cette construction "provisoire" qui orne le ciel parisien depuis désormais 123 ans. Elle hanta l'imagination des architectes du XXème siècle au point que lorsque l'on inaugura le John Hancock Center à Chicago, en 1969, on prit soin de placer au sommet de ce bâtiment de 343m, une boite métallique contenant un exemplaire de la Déclaration d'Indépendance américaine et un morceau de fer provenant de la Tour Eiffel. Par-delà le symbolisme apotropaïque de ce dépôt, il faut y voir aussi, de la part de son auteur, Fazlur Kanh (de l'Agence Skidmore, Owings et Merrill), un hommage au système structurel et constructif mis en place par Eiffel et son agence pour élever une tour de 300m résistant à la poussée des vents, système que l'architecte américain reprit ici pour renforcer les façades du bâtiment, par de grands croisillons directement repris du prestigieux modèle parisien.

 

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Le John Hancock Center de Chicago (1969) et ses immenses croisillons qui renforcent les façades

de l'action des vents, particulièrement violents à Chicago.

 

Le John Hancock Center fut, l'espace de 4 ans, le gratte-ciel le plus haut du monde. Sa silhouette fruitée (trapézoïdale), renforçant l'impression de hauteur, fit qu'il inspira le film catastrophe "La Tour Infernale" (1974) de John Guillermin qui, le premier, posa, un an après l'inauguration du World Trade Center I à New-York, l'épineux problème des secours en cas d'un gigantesque incendie.... triste coïncidence prémonitoire, en quelque sorte...

 

Affiche de 'La Tour infernale'

Affiche originale du film "La Tour Infernale" (1974) de John Guillermin.

 

Dépasser la Tour eiffel à tout prix : la course à la hauteur (1900-1930)

 

La course était lancé. Galvanisés par les progrès de la technologie d'assemblage des structures métalliques (au boulonnage succéda le rivetage puis la soudure, plus fiables et surtout plus légers) et celle des ascenseurs, les architectes de Chicago, ville des premiers gratte-ciel initiés dans les années 1890 par Louis Sullivan (1856-1924), puis ceux de New-York, se lancèrent dans une course à la hauteur, favorisée par une économie florissante, une sidérurgie performante (à Pittsburg) et une démographie exponentielle qui transforma les deux grandes villes américaines en mégalopoles tentaculaires.

Ce fut d'abord le modèle de l'immeuble hausmannien qui s'imposa, auquel on donna une ampleur en hauteur, jusque-là inégalée. Mais, l'on plaquait les structures métalliques d'un revêtement de pierre de taille imitant les façades parisiennes avec leurs pilastres et leurs frontons néo-classiques. Puis, au fil de l'évolution des styles venus d'Europe, le gratte-ciel américain s'ffranchit peu à peu du modèle parisien pour acquérir une silhouette reconnaissable, d'autant qu'une loi imposait un étagement dégressif afin que l'ombre portée des immeubles géants d'assombrisse pas en permanence des îlots entiers d'habitations voisines.

Parmi les plus remarquables de ceux que l'on peut encore admirer, citons le Woolworth Building (1913) de Cass Gilbert, à New-York et ses 241m. De style néo-gothique, il bénéficie d'aménagements intérieurs d'un luxe inouï, les marbres rivalisant de rutilance avec les cuivres, signes d'une prospérité économique insolente, à la veille de la Première Guerre Mondiale.

 

Fichier:Woolworth Building.jpg

Le Woolworth Building (1913) de Cass Gilbert à New-York.

 

Même la Grande Dépression de 1929 ne ralentit que faiblement l'élan engagé. En 1930, fut inauguré le chef d'oeuvre de style Art Déco qu'est le Chrysler Building de William Van Allen qui, enfin, dépassait le record de la Tour Eiffel, sa flèche culminant à 319m. Reconnaissable par son couronnement en acier inox en forme de couronnes superposées et ses énormes fausses gargouilles d'angle à têtes d'aigles.

 

 

 

 

Un an plus tard, un nouveau sommet fut atteint avec les 381m de l'Empire State Building, sorti des cartons de l'agence Shreve, Lamb et Harmon. Ce nouveau gratte-ciel servit notamment de perchoir à un célèbre gorille géant, dans le film King Kong (1933) de Merian C.Cooper et Ernest B.Schoedsack. Depuis la destruction du World Trade Center, il est redevenu le point culminant de la presqu'île de Manhattan.

 

King Kong (1933) de Merian C.Cooper et Ernest B.Schoedsack.

 

60 000 tonnes d'acier, 10 millions de briques et 200 000 tonnes de calcaire et granit de revêtement, ainsi qu'une grande quantité de béton furent nécessaires à son édification, en un temps record (juin 1930-mai 1931) de 11 mois à peine ! L'immeuble s'élevait de 4 étages et demi par semaine, 3400 ouvriers travaillant en même temps, la plupart d'origine européenne ou appartenant à l'éthnie Mohawk, réputée insensible au vertige. Il le fallait bien car les "sky boys", surnom que les new-yorkais leur donnèrent, travaillaient sans harnais de protection, perchés sur des poutres au-dessus du vide.

 

Fichier:Old timer structural worker.jpg

Un "Sky Boy" travaillant à l'édification de l'Empire State Building (1931).

On distingue le Chrysler Building à l'arrière-plan, inauguré en 1930.

 

Fichier:Empire State Building at Night New York City November 2003.jpg

Le sommet éclairé de l''Empire State Building aujourd'hui. Il est considéré, par les new-yorkais, comme l'équivalent de la Tour Eiffel pour les parisiens.

 

Mais, la crise économique que traversaient les USA et le monde, fit de ce bâtiment une belle coquille vide que l'on ne tarda pas à surnommer "L'Empty [= le vide] State Building". En effet, le coût exorbitant du loyer ne permit de rentabiliser ce gratte-ciel qu'à partir de 1950 seulement ! Entre-temps, la relance économique de l'Après Seconde Guerre Mondiale avait relancé la course au gigantisme.

 

Des Tours géantes au Gratte-ciel "social" (1960-1980)

 

Les Trente Glorieuses américaines et l'hégémonie économique des USA relancèrent la course au gigantisme. Chicago ne fut pas en reste, comme en témoigne l'exemple du John Hancock Center cité plus haut, auquel il faut ajouter celui de la Sears Tower, conçue par le même Fazlur Kahn associé à l'architecte Bruce Graham et ses 442m. Inaugurée en 1974, elle fut le gratte-ciel le plus élevé du monde jusqu'en 1998, détrônée par les tours jumelles Petronas de Cesar Pelli à Kuala Lumpur (Indonésie). La tour Sears s'appelle maintenant Willis Tower, depuis que la célèbre firme de vente par correspondance américaine l'a cédée.

 

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La Willis Tower (ex Sears Tower) de Chicago (1974).

 

La compétition était relancée entre Chicago et New-York, car, un an auparavant, Le World Trade Center (1973) avait ouvert ses portes, au terme de 7 ans de travaux titanesques qui furent un modèle de construction standardisée. Grâce à la fabrication d'éléments structurels standardisés dans les usines de Pittsburg, montés sur place par des "grues kangourous" australiennes, le Down Town de Manhattan prenait des allures de Champs de Mars des années 1886-1889, lorsque Eiffel dut résoudre des problèmes identiques à ceux rencontrés presqu'un siècle plus tard, par Minoru Yamasaki, concepteur des tours jumelles du WTC.

Tout comme à Paris, on dut confiner les fondations  du bâtiment dans une enceinte étanche, à cause d'un sol boueux et instable. Tout comme Gustave Eiffel, les maîtres d'oeuvre américains utilisèrent le principe du montage sur place d'éléments usinés, la "cage" métallique centrale des tours jumelles, formant le noyau structurel interne, servant aussi à supporter les grues de montage qui s'élevaient, au fur et à mesure que le bâtiment grandissait, solutions qu'Eiffel avaient inaugurés pour sa célèbre tour en fer (et non en acier, comme on le croit trop souvent).

C'est ainsi, que, répondant à la nécessité de revitaliser les anciens docks du sud de Manhattan par la construction d'un million de m2 de bureaux et services, un nouveau centre d'affaires surgit d'un quartier moribond, entre 1966 et 1973, modifiant considérablement le skyline de la ville. Les deux grands gratte-ciel, tels d'immenses monolithes rectangulaires et effilés furent pourtant décriés par les critiques d'architecture lors de leur inauguration. Mais les new-yorkais les adoptèrent rapidement, les 7 bâtiments du complexe initial se voyant complétés, dans les années 1980, par un nouveau centre d'affaires, le World Financial Center, oeuvre de Cesar Pelli, jusqu'à ce matin funeste du jeudi 11 septembre 2011, un nouveau "jeudi noir" pour l'Amérique et le monde.

 

Fichier:Wtc model at skyscraper museum.jpg

Maquette du World Trade Center I. On distingue certains autres bâtiments du complexe, à la base des 2 tours jumelles.

 

Le principe des façades portantes, économique et efficace contre la poussée des vents - les deux tours faisant face à la mer - permis d'élever rapidement les deux gratte-ciel, les étages reposant à la fois sur la cage interne de grosses poutres d'acier, qui accueillaient aussi les cages d'ascenseurs et escaliers, et sur les armatures de façade. Posés, comme des étagères, les étages étaient faits d'armatures métalliques légères sur lesquelles une fine dalle de béton était coulée (voir schéma ci-dessous). Cette légèreté leur fut fatale car la chaleur de l'incendie provoqué par les tonnes de kérosène enflammé eut vite fait de ramollir un assemblage déjà très gravement endommagé par la pénétration et l'explosion des deux avions au coeur même des bâtiments, au niveau de la cage portante intérieure. Les rares pans de poutres porteuses encore en place ne résistèrent pas à l'éffondrement généralisé des étages, qui, à partir d'un certain poids, provoquèrent un écroulement total des deux tours, à l'instar des étagères d'un meuble s'écroulant les unes sur les autres jusqu'au sol.

 

Fichier:Wtc floor truss system.png

Schéma montrant la structure légère d'un étage du WTC I.

 

Fichier:Wtc arial march2001.jpg

Au premier plan des deux tours jumelles du WTC I, on distingue les tours massives du

World Financial Center de Cesar Pelli, élevées dans les années 1990.

 

Avec leurs 415m (tour Sud) et 417m (tour Nord), les deux tours jumelles du World Trade Center I exprimaient, elles aussi, l'optimisme d'une époque que le choc pétrolier de 1973 ne tarda pas à assombrir. Comme L'Empire State Building, 40 ans avant elles, elles mirent du temps avant de trouver des locataires et elles ne furent entièrement occupées qu'à partir de 1980, soit presque 10 ans après leur mise en service (1970 ; inaugurations officielles en 1972 et 1973.

 

 

Construit entre 1974 et 1977, le Citigroup (ex Citicorp) constitue, avec le John Hancock de Chicago (1969) le prototype de ce que l'on peut nommer le "gratte-ciel social". Alors que son devancier de Chicago fut le premier à mélanger bureaux, appartements, commerces et installations sportives aux étages, inaugurant une mixité fonctionnelle garante d'une vitalité socio-culturelle, le Citigroup fut confronté à la nécessité de cohabiter sur la même parcelle avec une église luthérienne, sans pourvoir la toucher.

William LeMessurier, l'ingénieur qui collaborait avec l'architecte Hugh Stubbins Jr, trouva une solution inédite en décidant de poser le bâtiment sur une colonne centrale octogonale et sur 4 énormes piliers disposés, non-pas aux angles, mais au milieu de chaque côté, permettant ainsi la réalisation d'un vide de 22m de haut à la base de l'immeuble et de libérer l'espace nécessaire à l'église en question. En aménageant une espace à la base, il relia ainsi le gratte-ciel à la rue par cette esplanade improvisée qui ne tarda pas à touver son public d'habitués, ses commerces, ses attractions, bref, un tissu humain qui faisant tant défaut à ces tours alignées le long d'immenses avenues passantes.

 

Fichier:Citigroup.center.JPG

 

Pour faire face au vent, éternel problème des bâtiments de grande hauteur depuis la Tour Eiffel, William LeMessurier trouva une solution audacieuse qui fit souche : il dota le sommet biseauté de l'immeuble d'un contrepoids en béton de 400 tonnes, posé sur de l'huile, et servant à absorber les vibrations de l'immeubles dues au vent, en transormant plus de 50% de l'énergie cinétique éolienne en friction. Depuis 35 ans, la ligne élégante de ce gratte-ciel de 59 étages pour 279m de haut, s'est intégrée au paysage new-yorkais, sans prendre une ride. Le dessin des façades fait alterner des étages vitrés en bandeau continu avec des étages minéraux, prouvant qu'avec des moyens plastiques épurés, l'architecture moderne a su produire d'authentiques oeuvres d'art architecturales, dignes héritières de la vieille dame parisienne conçue par Messieurs Koechlin et Eiffel.

 

 

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