GIOVANNI ANSELMO : « UN GRIS QUI S’ALLEGE VERS L’OUTREMER »

GIOVANNI ANSELMO :

« UN GRIS QUI S’ALLEGE VERS L’OUTREMER »

 

Artiste italien, né en 1934 à Borgofranco d’Ivrea (Piémont), Giovanni Anselmo est une des figures de proue de l’ARTE POVERA, principal mouvement d’avant-garde conceptuel italien apparu au début des années 1960.

 

Giovanni Anselmo à l’époque d’ARTE POVERA

 

ARTE POVERA : UN RETOUR VERS UNE MATIERE SIGNIFIANTE

 

Plus qu’un simple « mouvement » artistique né de la contestation d’une société marchande alors sûre de son éternelle prospérité, ARTE POVERA se veut plutôt une « attitude » de certains jeunes artistes italiens qui s’interrogent, comme tant d’autres de leurs collègues français du NOUVEAU REALISME ou encore américains du POP ART, sur les dérives consuméristes d’un société erratique, semblant avoir égaré la notion de sens, au détour d’une allée d’un de ces supermarchés, présentés alors comme les nouveaux temples de cités devenues tentaculaires. En ce sens, ARTE POVERA s’inscrit tout à fait dans l’émergence simultanée de deux courants clés de l’art de l’après-guerre : le HAPPENING (ou art « évènementiel ») et l’ART CONCEPTUEL, dont les « Ready Made » des années 1910-1920, de Marcel Duchamp constituent les prototypes « historiques ».

 

Marcel Duchamp, Roue de bicyclette, 1913, Paris, Musée National d’Art Moderne.

Alors que les américains du POP ART, tel Andy Warhol, détournent l’imagerie publicitaire pour la tourner en dérision et « fabriquer » de nouvelles icônes comme on fabrique des boite de soupe en usine et que les français du NOUVEAU REALISME recyclent les ordures ménagères et autres carcasses de voitures pour en faire des œuvres d’art livrées aux mannes du marché, les italiens d’ARTE POVERA optent pour un recours systématique à des matières « pauvres », de préférence naturelles (Giovanni Anselmo, Giuseppe Penone) ou encore industrielles mais « brutes » (Mario Merz, Luciano Fabro).

 

 Née officiellement en 1967 à Turin, dans cette Italie industrielle et prospère du Nord, sous la plume de Germano Celant, le théoricien du groupe, la dénomination « ARTE POVERA » renvoie à une attitude de défi au libéralisme des Trente Glorieuses qui consacre alors le triomphe de la société de consommation en Europe de l’Ouest. À une époque où les idéologies sont nettement tranchées, comme l’illustrera la litanie des slogans proférés un an plus tard dans les rues du Quartier Latin de Paris, les attitudes et les discours sont frappés du sceau de la radicalité, seule voie alors envisageable pour de jeunes artistes en quête de « modernité ».

 

Marcel Duchamp, les mouvements DADA et le SURREALISME s’étaient illustrés avant-guerre dans une démarche similaire de désacralisation de l’art et de transgression des normes culturelles, mais en utilisant les techniques classiques de la peinture (S.Dali, R.Magritte, M.Ernst) ou de la sculpture (J.Arp). Quelques uns d’entre eux (M.Duchamp, M.Ernst) s’étaient toutefois essayés à inaugurer un genre nouveau - l’installation -qui connaîtra sa période de gloire avec l’ART CONCEPTUEL, dont ARTE POVERA est l’émergence italienne.

 

L’objectif n’était pas tant de critiquer l’art pour lui-même que de saper l’idéologie sociale ambiante en « déconstruisant » l’art ou en le tournant en dérision. La finalité politique dominait la nécessité de « produire » une « œuvre d’art », c'est-à-dire un objet immédiatement identifiable en tant que tel car appartenant à une des catégories connues : peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs.

ARTE POVERA, comme tout ce qui relève de l’ART CONCEPTUEL, se fonde sur les principes généraux suivants :

 

-           L’objet/l’oeuvre produit(e) par l’artiste n’est pas essentiel(le) : ce qui compte, c’est l’idée, le « concept » qui a prévalu à sa « fabrication ».

 

-           L’artiste ne se considérant donc plus comme un artisan qui donne forme à une œuvre par le travail manuel, mais comme un concepteur exclusif,  peut parfaitement déléguer ce rôle de « fabricant » à des assistants qui exécutent ses projets ou ses plans. Les ateliers d’artistes appartenant à cette mouvance prennent alors l’allure de hangars industriels ou d’usines dans lesquelles s’affairent un grand nombre d’ouvriers chargés du processus de fabrication de « l’œuvre ».

 

-           Comme la dimension artisanale du processus artistique est bannie, l’artiste conceptuel a souvent recours à des matériaux préfabriqués, de type matériaux industriels ou objets de consommation détournés, ou encore, comme cela est le cas de Giovanni Anselmo et Giuseppe Penone, à des matières naturelles brutes non transformées qui se voient détournés et associés de façon souvent inattendue.

 

-           La mise en situation est essentielle à l’installation. L’artiste met en scène le résultat de ses cogitations dans un espace où le regard du spectateur est volontairement dirigé et conditionné car c’est autant le regard porté que l’installation elle-même qui confère à cette dernière sa dimension « artistique ». Marcel Duchamp et les surréalistes avaient déjà, en leur temps, mis en lumière le rôle déterminant du « regardeur » comme disait Duchamp, souvent contraint par l’artiste lui-même de se muer en « voyeur » de ses propres fantasmes et refoulements.

 

-           Toute approche émotionnelle, « esthétique » (dans le sens étymologique de l’aïsthésis grecque, à savoir « la sensation ») est récusée. La notion de beauté se voit ainsi reléguée au rayon des antiquités. L’objectif n’est plus de susciter un émoi sensoriel et/ou « esthétique » mais une réflexion épistémologique ou dialectique, à finalité souvent sociologique ou encore politique. Le frisson stendhalien devant l’œuvre devient donc synonyme de régression psychique.

 

-           Le discours emprisonne l’œuvre d’art conceptuelle qui, sans lui, demeure hermétiquement fermée au commun des mortels constituant la majeure partie des visiteurs des musées d’art moderne/contemporain. Sans sa notice explicative, souvent rédigée par l’artiste lui-même, l’œuvre d’art conceptuelle n’existe pas car sa finalité exclusivement intellectuelle exige que l’on porte sur elle un regard déjà conditionné donc un regard « averti ». Ce fait explique souvent que bon nombre de visiteurs d’expositions ou de salles de musées consacrées à l’art conceptuel et n’ayant pas pris la peine de se renseigner sur les intentions des artistes en présence, ont souvent l’étrange impression de se promener dans une décharge publique ou encore d’être tombés dans un traquenard destiné à permettre à quelques fumistes ou malades mentaux de défouler leurs névroses en public et à bon compte.

 

Giovanni Anselmo et plus encore Giuseppe Penone sur lequel j’aurai l’occasion de revenir ultérieurement, échappent pourtant à cette aridité tant reprochée à la plupart des artistes conceptuels.

 

L’intelligence de leur propos et la finesse de leur travail ont conduit l’art conceptuel d’ARTE POVERA sur une voie autant inattendue que subversive : l’émergence d’une poétique du concept souvent génératrice d’une esthétique nouvelle, d’un nouveau sentiment du « beau », né de la convergence de la matière et de l’esprit, tout comme l’œuvre d’art classique mais sans les moyens habituellement utilisés.

Examinons maintenant quelques œuvres susceptibles d’illustrer cette démarche originale.

 

« UN GRIS QUI S’ALLEGE VERS L’OUTREMER »

 

 

 

Anselmo participe aux expositions du groupe ARTE POVERA dès sa fondation en 1967. Sa première exposition personnelle eu lieu à Turin en 1968.

 

Rapidement, l’artiste organise sa thématique autour d’une réflexion sur les thèmes suivants :

 

-           Les cycles des saisons, de la nature, de la vie et de la mort

 

-           La pesanteur des matières et la Gravitation

 

-           Les champs d’énergie invisibles, sources de tout mouvement et organisatrice de l’ordre naturel

 

-           Les rapports unissant l’humanité à la nature dans leur dimension ontologique et existentielle

 

Anselmo tente de faire sentir au spectateur ces tensions entre masses et vide, entre pesanteur et immatérialité, par des installations faites de blocs de granit, matière puissante et à l’aspect inaltérable, symbole de dureté et d’éternité qu’il associe avec des matières végétales périssables ou encore avec de la terre disposée à même le sol et exposée aux aléas de son environnement. Quelques éléments végétaux périssables posés en imbrication avec la matière minérale tend parfois à dérouter le spectateur tout en le laissant rêveur sur la portée de la réflexion induite.

 

Ainsi, l’œuvre suivante, intitulée « Structure qui mange » (struttura che mangia, 1968, Paris, Musée National d’Art Moderne) renverse-t-elle les valeurs attribuables à chaque catégorie matérielle.

 

 

Tout contre un socle de granit solidement posé au sol, sorte de métaphore du substrat géologique terrestre, un autre bloc de cette même pierre, mais plus petit, est attaché par une corde dont la tension dépend d’une triviale salade insérée entre les deux blocs, La salade, végétal fragile par excellence, est condamnée à se faner. Elle va très vite se ratatiner et détendre le lien qui maintient le petit bloc de pierre contre le gros, menaçant de le voir se détacher et tomber.

 

Ici, le minéral, en porte-à-faux au dessus du vide, voit sa stabilité et donc son destin dépendre du fragile végétal, dans une logique inverse de l’ordre « naturel » des éléments. C’est oublier un peu vite que dans la nature, ce sont souvent les fluides qui sculptent les roches et que dans le corps vivant, l’action des muscles et des chairs façonne le squelette.

 

Parfois, un peu de terre, répandue devant cet étrange « sculpture » hybride, rappelle non seulement l’origine matricielle de toute végétation terrestre ainsi que le précepte biblique qui veut que toute vie, issue de la terre, y retournera, au moment de la mort, mais encore que la terre, en bien des endroits du monde est elle-même issue de l’érosion des roches par l’action conjuguée du vent, de la chaleur et de l’eau, sous la forme notamment du limon que charrient les grands fleuves. On ne peut d’ailleurs qu’être frappé par l’aspect funéraire de l’œuvre, les deux blocs évoquant une stèle de pierre tombale quelque peu primitive et la salade une offrande non moins primitive, « brute » voire « pauvre », comme  le revendiquent les artistes d’ARTE POVERA.

 

 

Cette installation, banale en apparence, est porteuse d’une signification universelle, relative au cycle géologique de la matière, à la vie et à la mort et tout cela avec « trois fois rien ».

 

 

Parfois, il n’hésite pas à suspendre un monolithe de granit entre deux arbres, au détour d’un chemin, réalisant la vision surréaliste de la montagne flottant au dessus de l’océan, chère à René Magritte (« Le château des Pyrénées », 1959), Anselmo endosse alors la casquette du LAND ART, en intervenant directement dans la nature, tout comme son jeune collègue Giuseppe Penone.

Dans l’œuvre ci-dessus, intitulée « Infini » (infinito, 1971, Strasbourg, Musée d’Art Moderne), Anselmo présente un parallélépipède de plomb, matière elle aussi pesante et grise, sur lequel le mot infinito a été volontairement amputé de sa première syllabe, donnant ainsi le mot contraire : finito. Mais le titre donné par l’artiste suggère qu’il existe un espace invisible qui prolonge la matérialité du plomb, par le jeu de correspondance sémantique avec le mot amputé gravé dans la matière. Cet espace qu’on ne voit pas mais que l’esprit devine et reconstitue potentiellement, ouvre la porte à l’imaginaire du spectateur, autrement dit à l’infini d’une dimension incalculable et indiscernable : celle de l’esprit. Il s’agit bien ici de solliciter l’intelligence du spectateur plus que ses yeux et nous avons bien affaire à une œuvre « conceptuelle ».

Terminons avec notre « Gris s’allégeant vers l’outremer » (grigi che si allegeriscono verso oltremare, 1988, Bordeaux, FRAC d’Aquitaine).

 

Le cliché ci-dessous montre une version édulcorée, « allégée » de l’œuvre présentée en frontispice de ce paragraphe. Il s’agit d’une des nombreuses versions existantes, l’œuvre ayant connu un grand succès auprès des institutions artistiques et des collectionneurs privés.

 

 

Son propos nous apparaît maintenant plus clairement. L’artiste, en disposant des pavés de granit gris sur un mur blanc, juste au dessus d’un rectangle peint en bleu outremer, inverse la stratigraphie mentale associée respectivement aux deux couleurs :

-           le gris = la matière minérale = la pesanteur = la terre : EN BAS

-           le bleu outremer = l’air = la légèreté et l’immatérialité = le ciel : EN HAUT

En plaçant les pavés au-dessus du rectangle bleu, Anselmo leur a psychologiquement ôté toute matérialité et tout poids, puisque, visuellement, ils semblent « flotter » au dessus du « ciel ». Le fond blanc, par sa neutralité absolue, prive le spectateur de tout repère spatial en créant un espace isotrope. Il démontre aussi que regarder et percevoir n’est pas qu’une simple opération physiologique des yeux mais qu’il s’agit d’une fonction avant tout cognitive, requérant la participation du cerveau et des déterminants acquis par notre expérience visuelle passée.

On ne regarde ainsi jamais une œuvre avec un regard « vierge » et « neuf » mais avec des repères cognitifs qui nous permettent d’identifier les éléments et formes en présence, y compris dans une configuration aussi troublante que celle de l’œuvre d’Anselmo, source d’une étrange impression de dématérialisation impossible de la matière, aux confins d’un onirisme ancré dans la « sensation », aux antipodes des dogmes de l’art conceptuel. Un comble pour un de ses plus brillants représentants…

 Anselmo matérialise, là encore, le rêve pictural de Magritte en faisant flotter la pierre dans le ciel…..comme James Cameron faisant flotter de forestières montagnes dans le ciel de son film Avatar, permettant aux Navis (bleus !) de jouer aux Tarzans numériques d’un rocher (gris !) à l’autre . On n’en avait jamais douté : le film de Cameron est l’ultime …avatar de l’œuvre conceptuelle initiée par Magritte et  matérialisée par Anselmo !

René Magritte, Le château des Pyrénées, 1959.

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