Fabizio Ara Les Narcisse en littérature

Fabrizio Ara

 

 

Fabrizio Ara est professeur de langue et de littérature française à l’Université de Sassari (Sardaigne). Poète, romancier, auteur dramatique et essayiste, il écrit ses œuvres en italien et en français. Spécialiste à la fois du théâtre français contemporain (P-M.Koltès, J-L.Lagarce) et de la littérature « décadente » de la fin du XIXème siècle, il nous livre ici l’avant-propos d’un essai publié en 2010 sur les personnages narcissiques de la littérature. Le texte intégral de cet essai est consultable par les compositeurs Adhérents et Partenaires à la rubrique DOCS du site.

  

Narcisse

ou

les protagonistes littéraires marginaux

 

 

          Malgré le mythe d’Ovide, Narcisse ne représente pas forcement celui qui s’éprend de lui-même ou qui tombe sous le charme de sa beauté. Par conséquent, on ne devrait pas considérer le comportement narcissique comme la seule fixation affective à soi-même ou comme une sorte d’attention exclusive portée à soi. Cela serait une interprétation restrictive et anachronique ! En revanche, si l’on analysait une personnalité narcissique sous un angle différent, on pourrait bien la comparer à celle de ces individus qui refusent tout contact avec les êtres humains, qui méprisent leurs semblables, haïssent la vie et son système mondialisé.

 

          Sur le plan culturel, le narcissisme représente l’individualisme par excellence. Cela peut être vu comme un besoin d’autolâtrie exacerbée ou comme une perte des valeurs humaines à cause du milieu où l’on est obligé de vivre. Chez les narcissiques on assiste maintes fois à l’absence totale de sentiments et de gestes d’humanité ; cela est dû, souvent, à la marginalité de l’individu vivant une réalité névrotique et psychotique.

          Narcisse n’est pas seulement le bellissime qui tombe amoureux de son visage se reflétant dans l’eau, mais c’est un marginal spécial qui refuse la société, devient misanthrope et s’ensevelit dans la plus inconcevable solitude. L'idolâtrie qu’il ressent pour lui-même est, toutefois, un amour terne et chétif, marqué par une évidente impossibilité d’amour objectal. La solitude, la marginalité et le non-conformisme aliènent de la réalité le cœur et l’esprit du Narcisse, tout en le cloîtrant dans un monde artificiel. Sa perception de la vie est altérée et ses mœurs, relatives à la pratique du bien et du mal, plongent dans le spleen où les deux postulations baudelairiennes font la loi.

          La littérature est très riche en ce genre de personnages que nombre d’écrivains ont investis solennellement d’un pouvoir et d’une responsabilité extraordinaires et inouïs. Par ailleurs, Dorian Gray[1], Jean des Esseintes[2],

M. Folantin[3], Salomé[4], Andrea Sperelli[5], Gustav Aschenbach[6], Adrian Leverkühn[7], Hans Castorp[8], Adam Pollo[9], François Besson[10] et d’autres protagonistes littéraires à la personnalité narcissique, ont le pouvoir d’aimanter l’attention du lecteur et, le cas échéant, d’influencer ou forger, son moi, tout comme son individualité et son caractère. Voilà pourquoi au moment de la publication des romans, dont ils sont les protagonistes marginaux, la critique s’est acharnée contre leurs auteurs et la parution de leurs ouvrages a fait scandale.

         Quelles sont les causes principales qui poussent un être humain à la marginalité et au refus des autres ?  Pourquoi un ζῷον πολιτικόν[11], à un moment donné, décide de quitter la πόλις[12] et de renoncer aux lois de la communauté pour vivre comme un anarchiste sans but ni idéaux en pleine solitude?

          Les réponses sont multiples, mais la plus pertinente est due à l’incapacité de l’individu à bien gérer ses rapports socio-personnels, comme si Narcisse avait une profonde inaptitude à mettre en œuvre certains droits essentiels, propres à l’homme, dans une collectivité humaine. S’il est seul, c’est parce qu’il a choisi de l’être et parce qu’il n’est pas capable de développer des rapports sociaux avec les autres ou entre les membres de la communauté où il demeure.

          Le besoin de créer des œuvres littéraires alternatives a, peut être, poussé certains écrivains à dépasser les bornes ; mais il est possible aussi que certains artistes, vivant en cachette leurs extravagances, aient voulu exprimer leur coté caché sous prétexte d’art littéraire. 

          Toutefois, notre but n’est pas celui de remonter au principe des choses ou aux sources de la psychanalyse. Ce qui intéresse notre recherche vise à mettre en exergue les exploits de certains protagonistes des belles lettres, tout en soulignant leur personnalité narcissique et leur influence dans le domaine littéraire.

 

 

Fabrizio Ara,

 

Paris, le 5 janvier 2010



[1] Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray.

[2] Huysmans, A Rebours.

[3] Huysmans, A vau-l’eau.

[4] Oscar Wilde, Salomé.

[5] Gabriele D’Annunzio, Il Piacere.

[6] Thomas Mann, Der Tod in Venedig.

[7] Ibidem, Doctor Faustus.

[8] Ibidem, Der Zauberberg.

[9] Le Clézio, Le Procès-Verbal.

[10] Ibidem, Le Déluge.

[11] Animal politique (définition de l'homme selon Aristote).

[12] Polis en grec (cité). Cela désignait la Cité-État en Grèce antique. C'est-à-dire une communauté de citoyens libres et autonomes.[]

 

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